Voilà
plus de vingt ans que France Brel, fille du Grand Jacques,
dirige la Fondation Jacques Brel et continue de promouvoir,
avec passion et enthousiasme, l'uvre de son père
pour le plus grand bonheur d'un public resté orphelin
depuis un certain 9 octobre 1978
Alors que Bruxelles
s'apprête à célébrer, avec l'opération
" Brel 2003 ", le vingt cinquième anniversaire
de la mort du chanteur, et en attendant sa prochaine exposition
" Brel, le droit de rêver ", France Brel a
accepté d'évoquer avec nous celui qui s'appelait
Jacky
Jean-Louis Tallon - Quand et comment est née la
Fondation Brel ?
France
Brel - Officiellement, en septembre 1981. Mais j'avais
déjà pris ma décision en février
de la même année. Je ne savais absolument pas
où j'allais
Mon père était décédé
en 1978. Il avait occupé le devant de la scène
pendant quinze ans, mais n'avait jamais souhaité faire
la Une des journaux. Sans le vouloir, il avait donc suscité
de nombreuses interrogations. Au fil des mois, je me suis
rendue compte à quel point le public de Jacques, devenu
orphelin, était en manque d'informations, de photos
et d'anecdotes. Tous voulaient découvrir l'homme qui
se cachait derrière l'artiste. Comme je trouvais cette
démarche légitime, et même si je suis
anti-mausolée, anti-statue, anti-anniversaire, anti-tout
ça, j'ai pris la décision de créer la
Fondation.
JLT - Après avoir travaillé sur l'archivage
des documents concernant Jacques Brel, et après toutes
ces années passées à la tête de
la Fondation, avez-vous l'impression, à 48 ans, de
mieux connaître votre père aujourd'hui ?
FB
- Oui. C'est évident. C'est un phénomène
normal et humain. Vous-même connaîtrez mieux votre
père dans quelques années. Les archives - documents
ou témoignages - m'ont en effet beaucoup appris sur
lui.
JLT
- En quoi consiste Brel 2003 ?
FB
- Sur le papier, Brel 2003 célèbre le 25ème
anniversaire de la mort de Jacques. Mais Brel 2003 ne dépend
pas de moi. C'est une opération institutionnelle. Il
y a quelques mois, le Ministère du Tourisme et de la
Région bruxelloise m'a contactée et demandé
s'il pouvait organiser l'opération intitulée
" Brel 2003 " avec l'aide de la Fondation. Nous
avons accepté et commencé à travailler
avec eux, de loin en loin. Mais nous ne sommes pas très
intéressés par ce genre de choses. En revanche,
à cette occasion, ils veulent organiser une grande
exposition. Et cette suggestion a retenu notre attention.
JLT
- Vous proposez déjà une exposition intitulée
" Avec Brel, un soir de tournée ", qui a
lieu à la Fondation Brel. Depuis combien de temps est-elle
en place ?
FB
- Cinq ans. Cette exposition m'a permis de mettre en scène
certains des documents dont nous disposons et m'a par ailleurs
beaucoup renseignée sur l'attente et l'émotion
toujours vivace du public à l'égard de Jacques
Brel. Elle m'a en outre permis de préparer LA future
grande exposition, intitulée " Brel : le droit
de rêver ". Cette prochaine exposition n'aura,
en revanche, pas lieu ici mais en centre-ville, sur une surface
de plus de 2000 m², et devrait ouvrir ses portes en mars
2003. Elle retracera toute la vie de Jacques. Nous avons travaillé
sur base d'archives et le principe de l'exposition sera le
suivant : comme je déteste ceux qui se mettent en avant
ou les je-sais-tout, c'est Brel, lui-même, qui, du début
à la fin, guidera et s'adressera au public, via
un parcours automatisé et des bornes vidéos
et sonores, conçues à partir de tous nos documents.
Le public pourra parcourir différentes salles où
seront reconstitués des lieux de vie de Brel.
JLT
- Quand on a un père aussi célèbre que
Jacques Brel et que l'on a décidé de consacrer
sa vie à une Fondation qui lui est dédiée,
a-t-on vraiment la sensation de s'appartenir ?
FB
- Naturellement. Concernant la relation que j'entretiens encore
vis-à-vis de mon père, je pense avoir à
peu près résolu le problème. Il n'y a
pas d'amalgame. Je fais la différence entre Jacques
Brel, le chanteur, et mon père affectif. De temps en
temps, devant les journalistes ou pour les besoins de la cause,
j'évoque mon père, mais ce "mon père"-
là, n'est pas encore mon vrai père, celui dont
je peux éventuellement parler à mes enfants.
JLT
- Vous avez donc créé la Fondation pour répondre
aux attentes du public. Ce n'était pas pour gérer,
en quelque sorte, le patrimoine commun ?..
FB
- Non. Je n'ai pas l'impression d'être une historienne
dans l'âme. Notre travail, à la Fondation, peut
servir le patrimoine commun. Certains écrivent d'ailleurs
des thèses ou des études critiques. Mais, selon
moi, la majorité du public entretient surtout avec
l'uvre de Brel un rapport émotionnel. Mon objectif,
à la tête de la Fondation, est de continuer à
entretenir ce sentiment, car il est rare.
JLT
- On sait peu de choses sur vous. On n'en sait en tous les
cas moins que sur votre père, Jacques Brel. Peut-être
pourrait-on essayer d'en connaître un peu plus ?
FB
- Ce n'est pas très intéressant
JLT
- Moi, je pense que si [rires]
FB
- Oh, non. D'autant que je ne suis pas une femme de cette
époque. Mes valeurs ne sont pas très actuelles.
JLT
- Quelles études avez-vous faites ?
FB
- J'ai suivi des études d'assistante-sociale. Ce n'est
pas un hasard si les trois filles de Jacques Brel ont tour
à tour fait des études d'infirmière,
de secrétaire médicale et d'assistante-sociale,
soit des métiers où l'on doit se tourner vers
l'autre. Mes parents nous ont appris à être altruistes
et humbles, bien loin des gâteries du show-business.
Je péfère d'ailleurs rester dans l'ombre. Le
public me connaît plus que mes surs, parce que
j'ai créé la Fondation. Cela dit, les médias
sont, pour moi, totalement accessoires. J'aurais même
tendance à fuir le feu des projecteurs. Beaucoup de
gens ont à notre époque un grand besoin de reconnaissance.
Ils veulent faire connaître leurs noms, diffuser ce
qu'ils ont fait. Ce n'est pas mon cas et, très franchement,
mon nom est un manteau que j'aurais bien souvent envie de
laisser au vestiaire. J'aime diriger l'équipe de la
Fondation, avoir des responsabilités, m'engager à
fond sur des projets. Dans ma vie, mes moments préférés
sont ceux où je tombe harassée de travail parce
que, tous ensemble, on a bossé jusqu'à minuit.
Ici, j'ai beau être la fondatrice, je n'ai pas un bureau
personnel. Quatre personnes travaillent dans la même
pièce que moi. Je partage mon téléphone.
Il n'y a rien d'exceptionnel
Et, pourtant, malgré
toutes ces responsabilités, je reste terriblement solitaire.
JLT
- Etes-vous mariée ?
FB
- Alors, je suis
Que suis-je ?
JLT
- Vous pouvez ne pas répondre à la question
FB
- Je suis bientôt remariée ! Votre question n'attendait
pas de réponses à choix multiples, alors
[rires]
JLT
- Votre père disait : " On a fait ses rêves
jusqu'à dix-sept ans " et, selon lui, tout le
reste de la vie sert à réaliser ces rêves.
Quels étaient les vôtres ? Vous en souvenez-vous
?
FB
- Je ne sais plus
JLT
- Ce n'était certainement pas créer la Fondation
Brel, évidemment
FB
- Non, évidemment. En fait, je crois être née
avec un capital d'énergie et d'enthousiasme, hérité
de mon père, qui m'a poussé à transmettre
et à réaliser ce genre de choses. Il se trouve
que ça s'est révélé avec la création
de la Fondation. Mais ça aurait très bien pu
être dans autre domaine. Le contact avec la mort, par
exemple, ne me pose aucun problème. C'est pour moi
une continuité naturelle et évidente de la vie.
Peut-être, un jour, pourrais-je quitter la Fondation
et accompagner les malades atteints de cancers en phase terminale,
pour tenter de leurs transmettre malgré tout et malgré
leur tristesse évidente, un peu de mon enthousiasme
?
JLT
- Jacques Brel arrivait-il à communiquer à sa
famille cette énergie qui l'animait sur scène
à travers ses chansons ?
FB
- Non. Il n'était pas du tout sur scène ou dans
sa vie publique comme il était avec sa famille. Le
public venait dans une salle de spectacle et voyait arriver
sur scène une espèce de bolide qui chantait
et exprimait des choses. Ensuite, tous repartaient du récital
avec cette image à l'esprit . Moi, de mon côté,
dans les coulisses de sa vie, en quelque sorte, je voyais
vivre le bolide. C'est totalement différent.
JLT
- Comment appréhendait-il la mort ?
FB
- Il n'en avait pas peur
JLT
-
mais il craignait de vieillir
FB
- Absolument.
JLT
- Vous qui aviez l'autre versant de la personnalité
de Jacques Brel, ses chansons vous ont-elles aidées
dans votre vie, ont-elles été une source d'inspiration
ou vous ont-elles apporté des idées, des émotions,
etc
? Car votre rapport à l'uvre ne peut
pas être celui de tout le monde
FB
- Non, certainement... Je ne m'en souviens pas. J'ai davantage
été marquée par l'homme, par sa manière
de vivre, que par ses chansons. En revanche, quand j'en écoute
quelques unes, je vais être attirée par l'une
ou l'autre, parce qu'elle est révélatrice de
mon centre d'intérêt. Car les chansons de Brel
mettent, me semble-t-il, à votre disposition une palette
d'émotions. On les écoute et on arrive à
aller plus loin dans l'émotion. C'est leur force et
c'est de cette manière que le public l'a ressenti.
JLT
- Selon vous, peut-on parler d'une philosophie " brelienne
" ?
FB
- Oui. Elle se définirait, selon moi, par un mélange
de philosophie de l'autre et de philosophie de l'instant,
et inviterait, en somme, à tout donner à l'autre,
dans l'instant. C'est une définition de ces tours de
chant : un effort physique intense, limité dans le
temps, mais dédié à l'autre.
JLT
- Combien de temps duraient les concerts de Brel ?
FB
- Pas tellement ! Maintenant, les concerts ont des premières,
des deuxième parties, les artistes changent de costumes,
etc
. A son époque, ce n'était pas du tout
comme ça. Il chantait seulement douze chansons.
JLT
- Quand a-t-il commencé à avoir du succès
?
FB
- Après 1959, avec Ne me quitte pas
JLT
- Six ans ! De 1959 à 1965. C'est donc tout de même
un succès fulgurant
FB
- Absolument. Et pourtant, aujourd'hui, personne n'a oublié
Brel.
JLT
- Pourquoi dîtes-vous : " Pour moi, la Fondation
Brel, c'est une manière de ne pas mourir par manque
d'imprudence " ?
FB
- Parce que c'était casse-gueule ! C'était d'une
imprudence totale. Contrairement à ce qu'on pourrait
penser, ce n'était pas du tout la voie de la facilité.
Beaucoup se sont opposés à mon projet, au début.
JLT
- Pourquoi ? On pensait que vous alliez vous accaparer Jacques
Brel ? C'était les maisons de disque ?
FB
- Non. Plutôt son proche entourage [rires]. Certaines
ont joué aux divas : " Moi, je sais tout, mais
je ne dirai rien ", " Brel, il ne faut pas en parler
", " Brel, ceci
" et se comportaient
comme si elles jouaient dans une grande tragédie grecque.
Ces gens-là sont d'un très grand égoïsme.
Pourquoi ne pourrait-on pas en parler ? De toute façon,
ces mêmes " discrets ", par la suite, se sont
d'une manière ou d'une autre, dévoilés.
Ils ont fini par donner des interviews, alors qu'ils préconisaient
le silence absolu sur le sujet. Ils ont peut-être pris
plaisir à jouer un rôle mais leur attitude n'a
rien apporté. Notre philosophie à la Fondation
Brel est de prôner l'idée que Brel n'appartient
à personne, sauf peut-être à son public.
Quant aux maisons de disque, elles ne m'ont jamais gênée.
JLT
- Comment était-il dans ses affaires professionnelles
? Avait-il l'âme d'un businessman ?
FB
- Pas du tout. Si mon père était très
vindicatif sur scène, il avait en revanche une certaine
tendance, à se laisser accaparer, sans réagir.
Même dans ses relations privées, il arrivait
à se faire bouffer. Il savait qu'on le manipulait mais
il ne savait pas dire non.
JLT
- Est-il juste de dire que Brel était à la fois
humble et présomptueux?
FB
- Humble, certainement. Pour l'autre adjectif, je dirais plutôt
: " impertinent ", qui définirait son côté
" salle gosse ".
JLT
- Vous le voyiez souvent ?
FB
- Qu'appelle-t-on " souvent " ? Certainement pas
assez à mon goût. On le voyait en moyenne trois
jours pas mois.
JLT
- C'est peu.
FB
- Vous voyez ? Chacun ses références [rires].
Mais quand il venait, c'était tellement fort et dense.
Il nous arrivait tout de même d'aller en tournée
avec lui ou de le rejoindre sur les tournages de ses films.
On ne le voyait que trois jours par mois quand on était
en période scolaire et qu'on ne pouvait pas quitter
Bruxelles. Et là, effectivement : trois jours, c'est
peu.
JLT
- Et ce n'est pas banal.
FB
- Non. Mais nous n'étions pas une priorité pour
lui.
JLT
- Quelles genres de discussions aviez-vous avec lui ?
FB
- C'était des monologues. Il partait sur un thème
JLT
-
comme dans les interviews
FB
- Absolument
Il avait une certaine intelligence verbale
et s'emportait lui-même dans son discours, en suivant
son propre fil conducteur.
JLT
- " Il refaisait le monde ", avez-vous l'habitude
de dire. Pourtant, quand on écoute ou qu'on lit les
interviews de Brel, on reste frappé par la sincérité
manifeste avec laquelle Brel s'expime et, en même temps,
il donne effectivement l'impression de s'emporter lui-même
par son propre raisonnement
FB
- Oui, tout à fait. Il veut provoquer, choquer. De
plus, le fait de parler l'amène plus loin dans ses
réflexions, sans pour autant craindre de se contredire.
Quand à sa sincérité, elle s'inscrivait
dans l'instant. Si vous lisez une interview réalisée
à 11h du matin, et une autre enregistrée à
16 h, son discours s'est déjà nuancé.
Mais, entre les deux, il gardera, sinon la même sincérité,
du moins la même force de conviction.
JLT
- Oui
Car il y a des récurrences dans ses raisonnements
FB
- Absolument. Tout dépendait aussi de la personne qui
l'interrogeait. Dans certaines interviews, il est manifeste
que l'entretien l'ennuie prodigieusement
Pour rester
polie
Il n'a qu'une envie : que le journaliste se taise
et arrêter cette interview qui est totalement à
côté de la plaque ! Et au vu des documents, je
suis obligée de lui donner raison.
JLT
- Donnait-il facilement des interviews ?
FB
- Oui. Là encore, il allait vers l'autre. Même
si, à force, les journalistes n'étaient pas
devenus sa clientèle préférée.
La plupart du temps, ils écrivaient le contraire de
ce qu'il avait dit.
JLT
- Lors d'une interview, Brel dit : " les gens sauront.
" Pensez-vous que les gens savent maintenant ? Son discours
- chansons et interviews confondues - n'est-il pas plus que
jamais actuel et urgent ? Qu'aurait-il pensé de notre
société, lui qui avait soif de rêves et
d'étoiles inaccessibles ?
FB
- A l'époque où il chantait, la situation était
déjà comme aujourd'hui. Pourquoi a-t-on l'impression
que les chansons de Brel peuvent autant s'adresser à
la société des années 60 qu'à
celle de 2002 ? C'est très simple : Brel ne s'adresse
pas à des clichés. Que plaide-t-il ? Un propos
vrai et éternel ! Avoir mal à des émotions
ou à un sentiment patriotique, ça n'a pas d'âge.
Pourquoi une chanson, comme Ne me quitte, a-t-elle
un tel succès ? Tout le monde peut la chanter : un
gamin de trois ans à sa mère, un homme fou amoureux
Ne me quitte pas ne s'adresse pas à une époque
en particulier : "
je deviendrai l'ombre de ton
ombre / l'ombre de ta main / l'ombre de ton chien
"
Ce n'est pas un cliché. Il ne chante pas la place Pigalle,
comme certains qui ont beaucoup plus été l'empreinte
d'une époque. Quand ils écoutent Brel, les gens
veulent vibrer, pleurer, avoir un frisson, ressentir des émotions.
Son propos est toujours d'actualité car Brel touche
le cur de l'émotion. Il est en ligne directe
avec le public. Il se fait le chantre d'émotions et
de valeurs de vie, tout aussi en péril dans les années
60, que maintenant. Il y avait seulement d'autres mots, d'autres
visages et d'autres événements : notamment,
les guerres d'Algérie, d'Indochine, le ras-le-bol de
De Gaulle
JLT
- Comment était-il au quotidien, quand il rentrait
chez vous ?
FB
- Il était très pater familias. C'était
un père autoritaire, avec des idées très
strictes sur ce qu'étaient les filles, l'éducation,
la féminité. On n'était pas toujours
d'accord avec ses idées, mais peu importe. Il avait
en tête un cliché de la paternité, parce
qu'il en avait besoin. Brel n'était pas à l'aise
dans sa fonction de père car, au fond, il était
resté adolescent. On ne peut pas demander à
un gamin de quinze ans qui réalise ses rêves
sur les grands chemins de France et de Navarre, sa guitare
à la main, de, tout d'un coup, rentrer pour lire notre
bulletin scolaire et nous engueuler s'il y avait lieu. Ce
n'était pas cohérent avec la vie qu'il menait.
Il ne pouvait pas vivre sa vie et assumer l'idée d'être
le père de trois gamines. Ca l'emmerdait ! Et quand
il revenait, il était évidemment mauvais dans
son rôle de père ! Il n'a donc pas été,
à mon sens, un père, au sens classique du terme.
En revanche, il nous a appris des choses que peu de pères,
je crois, enseignent. Beaucoup de pères sont très
sympas et s'intéressent à vous, quand vous êtes
un enfant, à ce que vous faites à l'école,
à votre petite amie, à ce qu'elle aime. Généralement,
l'enfant, en retour, trouve son père sympa. Mais après
l'enfance, l'adolescent commence à se demander comment
vit son père. Le modèle, du coup, n'est plus
aussi net. Le père a, en effet, rempli sa fonction
paternelle. Il lui a donné de la tendresse, de l'affection,
de la confiance. Il l'a assisté, l'a fait grandir.
mais à un moment donné, peut-être vers
l'adolescence, ce même père considère
avoir rempli son rôle et ne s'occupe plus de ses enfants.
Il ne veut plus être accaparé par ses enfants.
Moi, j'ai eu l'inverse. Mon père ne m'a rien donné
au départ : ni conseils, ni affection, ni quoi que
ce soit. Et j'ai dû attendre le moment de l'adolescence,
pour comprendre que le modèle qu'il représentait
était intéressant. Et là, j'ai fait un
choix, qui se résume de la manière suivante
: on le regrette ou on fait avec ?
JLT
- Qu'est-ce que ça vous fait d'entendre votre père
parler des femmes de la sorte : "
je crois
que les femmes ont une part de responsabilité. Elles
apprennent trop la prudence aux hommes, trop de " Ne
dis rien, pense à l'avenir ! "
. Comme si
on pouvait penser à l'avenir ! "
FB
- Il dit ce qu'il veut. Ses idées ne m'embarrassent
pas. Cela dit, je peux ne pas être entièrement
d'accord avec lui. Certaines femmes représentent effectivement
le contraire du risque, mais pas toutes. Mais toutes les femmes
ne sont pas faites pour cette vie-là. Dans une interview,
mon père déclarait : " Avec les théories
que j'ai sur un certain type de femmes, il se peut que mes
filles deviennent un peu trop sauvages. " Il n'avait
pas tort. Mais, à mon sens, c'est plutôt un avantage.
Peut-être n'avais-je pas encore assez d'expérience,
quand il tenait ses discours sur les femmes. J'aurais pu lui
parler de la lâcheté des hommes. On aurait eu
une conversation intéressante.
JLT
- Alors, selon vous, était-il réellement misogyne
?
FB
- Non. Il ne l'était absolument pas. J'en suis convaincue.
Cela dit, il était terrorisé par les femmes.
Certaines l'avaient tellement possédé et manipulé
! Il faut connaître le parcours des gens. Du coup, il
avait, il est vrai, fini par devenir virulent. Certaines femmes
sont de tels stratèges. Il ne faut pas le nier. C'est
ainsi. Mais, inversement, bon nombre d'hommes sont vraiment
des escrocs. Jacques Brel avait beaucoup trop de respect pour
la personne humaine pour être misogyne.
JLT
- C'était un homme blessé
FB
- Oui. Quand on lui reprochait sa prétendue misogynie,
il répondait toujours : " Oui, on dit souvent
ça des hommes qui ne vont pas dans les boîtes
de nuit ou qui ne mettent pas la main aux fesses des femmes.
"
JLT
- Quels rapports entretenaient vos deux autres surs
avec votre père ?
FB
- Des rapports totalement différents. Trois filles,
trois tempéraments différents, trois rapports
différents. Je développe [rires] ?
JLT
- Comme vous voulez
FB
- On entretenait, chacune avec lui, trois rapports différents
!
JLT
- Souffriez-vous du nomadisme de votre père ?
FB - J'ai dû certainement en souffrir quand j'étais
gamine. Mais j'avais un autre souci. En arrivant sur cette
terre, je me suis immédiatement sentie déphasée.
J'ai eu beaucoup de mal à m'habituer à la vie
terrestre [rires]. Et je suis encore, de temps en temps, bousculée
par cette planète et par les animaux qui l'habitent.
Mon premier sentiment, quand j'étais enfant, était
de me demander pourquoi j'étais ici. Et comme mon père
partait, revenait, repartait, revenait, etc.
, je me
demandais où il pouvait bien ficher le camp. Ce devait
être fabuleux où il allait puisqu'il ne restait
pas. Son nomadisme a donc dû me faire souffrir dans
un premier temps, avant de m'inciter à faire comme
lui. J'avais devant moi un type qui partait. Pour un enfant,
ça signifie quoi ? Vivre, c'est partir.
JLT
- Le bonheur de l'artiste n'implique-t-il pas un certain égoïsme,
dont les proches sont les premières victimes ?
FB
- Oui, bien sûr. Mais à une nuance près
: un artiste ne connaît pas le bonheur. Reconnu ou non,
qu'il s'appelle Brel ou non, c'est un écorché
vif. Le mot " bonheur " ne lui convient pas. Le
bonheur, s'il existe vraiment, c'est pour la St Valentin,
" youpi, les flonflons ". A certains moments, on
peut être profondément heureux ; et à
d'autres, non. Je suis toujours consternée par les
gens qui veulent être heureux. On n'est pas sur Terre
pour l'être. C'est un leurre. Et si l'on est malheureux,
il ne faut ni geindre, ni se plaindre. Il faut agir et ne
pas rester passif à se lamenter. Comme disait Jacques
: " Rien ne nous est dû. " Autrement
dit, on a ce qu'on mérite et parce qu'on l'a décidé.
Si l'on se trompe, c'est sa faute. Si l'on réussit,
ça n'a pas d'importance. Beaucoup me demandent s'il
était heureux aux Marquises. Je ne sais pas ce qu'ils
entendent ni suggèrent : tout d'un coup, on prendrait
un avion et on laisserait ses problèmes dans la soute
à bagages ? Ca n'a pas de sens. Nous sommes tous en
quête et chacun essaye de se fabriquer des moments de
bonheur.
JLT
- Vous êtes allée le voir aux Marquises ?
FB
- Jamais.
JLT
- Vous avez des enfants ?
FB
- Oui. Deux.
JLT
- Et quel regard portent-ils sur leur grand père ?
FB
- Je ne sais pas. Ils sont encore assez jeunes et influençables.
Et je ne peux pas dire qu'ils y sont indifférents.
Ils ont besoin de se faire leur propre opinion sur ce que
je peux leurs apprendre et leurs dire sur leur grand-père.
Je ne leurs impose qu'une chose : avoir un minimum de connaissances
sur lui : ses dates de naissance, de mort et ce qu'il a fait.
JLT
- Pourquoi avoir appelé la revue trimestrielle de la
Fondation Brel Jef ?
FB
- Cette revue est, en fait, envoyée à un grand
nombre de gens qui ne peuvent pas venir à Bruxelles.
Cette revue tend la main, arrive chez les autres, un peu comme
un copain. Par ailleurs, Jef, c 'est court. C'est un
nom international, dont le sens peut-être compris de
tout le monde.
JLT
- Avez-vous en votre possession certaines chansons inédites
enregistrées par Jacques Brel ?
FB
- Oui.
JLT
- Avez-vous été déjà sollicitée
pour les enregistrer ?
FB
- Oui. Mais je ne m'en soucie plus depuis longtemps. Le temps
fera les choses. Je suis très patiente. Certaines de
ses chansons inédites seront certainement mises en
scène dans la prochaine exposition de mars prochain.
Mais tout le monde peut dors et déjà venir à
la Fondation pour les écouter. L'uvre de Brel
appartient à son public et comme je ne peux pas faire
de disques
JLT
- Comment ça ?
FB
- Les chansons étaient enregistrées en studio,
chez Barclay-Universal. Les bandes sonores appartiennent donc
à la Maison de disques. Ils ne peuvent rien faire sans
nous et on ne peut rien faire sans eux.
JLT
- Vous ne seriez pas contre un disque d'inédits
FB
- Ils savent très bien que je ne serais pas contre.
C'est leur affaire.
JLT
- Jacques Brel avait-il commencé à écrire
un roman ?
FB
- Pas que je sache. C'est possible. Je ne peux pas vous répondre
avec certitude.
JLT
- Vous n'avez pas retrouvé dans les archives des embryons
ou des débuts de romans
FB
- Non.
JLT
- Votre père était-il satisfait de son dernier
album ?
FB
- Le mot " satisfait " ne conviendrait pas
JLT
- Que pensait-il du dernier album ? Il l'a vraiment enregistré
pour Barclay ?
FB
- Oui. Il n'en avait plus rien à ficher de venir en
France pour enregistrer.
JLT
- Il l'a fait pour sauver Barclay ?
FB
- Pour tenir sa parole. A l'époque où il avait
arrêté le tour de chant, il avait promis à
Eddie Barclay d'enregistrer un disque par an. Il ne l'a pas
fait. Il était donc très en retard. C'est selon
moi la seule raison. Cela dit, peut-être l'a-t-il vraiment
fait pour sauver Barclay de la faillite. Je n'ai aucun document
sur la question.
JLT
- On l'a dit
FB
- Oui, je sais. Honnêtement, je n'en sais rien. Je sais
seulement que j'étais sur la bateau avec lui au moment
où il a pris la décision de faire l'album. Je
m'en souviens très bien. Il a dit : " Je vais
enregistrer ce disque car je l'avais promis. Et je n'ai pas
tenu ma parole pendant des années. Il faut maintenant
que je le fasse. " C'était donc selon moi une
question d'honnêteté personnelle.
JLT - Il n'y a vraiment eu qu'une seule prise de la chanson
les Marquises ?
FB
- Je crois. Je n'y ai pas assisté.
JLT
- Vous n'étiez pas dans son entourage à ce moment-là
?
FB
- Non. Il était tellement gardé que même
ses filles ne pouvaient l'approcher.
JLT
- Gardé par
FB
-
sa dernière compagne
qui tirait à
vue sur tout le monde [rires]. C'était un moment très
douloureux. Par la suite, on a appris qu'il souhaitait nous
voir mais qu'elle s'était interposée.
JLT
- Ca n'a pas dû être facile
FB
- Non
Mais la vie n'est pas drôle [rires].
|