A l'heure de la médiatisation envahissante, de la course
à la mondialisation, des échéances électorales
ou encore de l'euro, loin des opinions passionnées,
des débats houleux, à l'heure où certains
annoncent la mort de la pensée, la philosophie apparaît
comme l'un des principaux devoirs d'aujourd'hui. La philosophie
comme morale suprême ? Réponses avec le philosophe
André Comte-Sponville, auteur du Petit traité
des grandes vertus et plus récemment d'un Dictionnaire
philosophique.
JLT
- Qu'attendez-vous d'une telle interview ?
ACS
- Honnêtement, pas grand chose. J'en ai beaucoup donné
et j'en attends de moins en moins. Non pas que j'ai été
toujours déçu. Mais on attend ce qui manque,
et comme je ne manque pas d'entretiens, je ne peux pas en
attendre grand chose.
JLT
- N'est-ce pas une manière de répéter
ce que vous avez déjà dit tant de fois ?
ACS
- Ah oui, mais ce n'est pas une manière : c'est une
contrainte ! Nous sommes malheureusement obligés de
nous répéter. Ce n'est pas du tout à
reprocher aux journalistes. Ils ne peuvent guère faire
autrement. Mais il est vrai que la répétition
rend à la longue l'exercice un peu fastidieux.
JLT
- N'avez-vous pas la sensation d'être malgré
vous manipulé par les médias ?
ACS
- Non
JLT
- N'avez-vous pas le sentiment d'avoir été choisi
par le spectacle organisé parce que vous correspondiez
au modèle politiquement correct du philosophe ?
ACS
- D'abord, il y a plusieurs exemples et plusieurs modèles.
Je suis loin d'être le seul. Par ailleurs, les médias
m'ont, au fond, moins choisi que ne l'a fait le public. Avant
le succès du Petit traité des grandes vertus,
il m'est arrivé de passer à la télévision.
Mais j'étais le énième philosophe à
s'exprimer sur tel ou tel sujet. Le succès du Petit
traité est d'abord arrivé grâce au
bouche à oreille. Bernard Pivot m'a invité pour
la première fois à Bouillon de culture
parce que le Petit traité avait déjà
un succès considérable. Pivot n'a pas entraîné
le succès, c'est le contraire. En fait, nous vivons
dans une société médiatique, que nous
le voulions ou pas, et la promotion des livres se fait par
la presse écrite, la radio ou la télévision.
Quand on écrit, on a envie d'être lu. Il faut
donc aussi accepter de participer à un certain nombre
d'entretiens ou d'émissions. Mais, naturellement, ce
qui compte, ce n'est ni la radio, ni la télé,
ni les journaux, mais bien les livres. Pour moi, accepter
un tel entretien n'a de sens que si cela peut me permettre
de sensibiliser et d'intéresser de nouveaux lecteurs
à mes ouvrages.
JLT
- Oui. Et pourtant il y a plus de gens qui ont vu vos passages
à la télévision que de gens qui n'ont
lu vos livres
ACS
- Oui, mais c'est le fait de la télévision.
Je vous ferais d'ailleurs remarquer que ce sont mes lecteurs
qui me font vivre, pas l'émission de télévision.
Quant à mon amour propre d'auteur ou à l'attention
que je porte à mon travail, mes lecteurs comptent autant
que ceux qui m'écoutent à la radio ou qui me
regardent à la télévision. Les deux existent.
Mon travail n'est pas de passer à la radio, ni à
la télévision, mais d'écrire des livres.
J'aime quand ils sont lus. Le reste fait partie de mon métier.
JLT
- Sans vous soucier de votre image
ACS
- C'est tout autre chose. J'accepte de passer dans telle émission
de télévision quand je pense pouvoir y faire
un peu de philosophie. J'y parviens ou non. Il y a des contraintes.
Par définition, on accepte une émission avant
qu'elle ait lieu. C'est un pari. Il m'est arrivé de
me faire piéger comme tout le monde et de regretter
d'avoir accepté telle invitation. Mais le plus souvent,
cela valait la peine d'essayer, de développer deux
ou trois idées, même si le contenu du propos
est toujours plus pauvre qu'une conférence, qu'un cours
à la sorbonne ou qu'un livre. C'est la règle
du jeu.
JLT
- N'avez-vous jamais eu l'impression que vos passages à
la télévision avaient altéré votre
réflexion ou votre travail d'écrivain ?
ACS
- Non. Ils ont paradoxalement altéré mon image
auprès de tels collègues ou de mes rivaux, mais
pas auprès du grand public. Dès qu'on vous a
vu deux ou trois fois à la télévision,
on a tendance à vous coller l'étiquette d'"
intellectuel médiatique ". Dans le milieu intello
parisien, cela vaut condamnation. Un jour, Antoine Spire avait
suggéré à Michel Field, du temps où
ce dernier présentait Ciel, mon mardi, de ne
pas passer autant à la télévision. Ce
pouvait être, selon lui, mauvais pour son image. C'est
un paradoxe, mais il fait partie d'une époque ! Bizarrement,
ceux qui vous accusent de passer à la télévision
uniquement pour soigner votre image, s'ils étaient
parfaitement honnêtes, devraient au contraire constater
que cela dessert plutôt votre image. Il faut donc, selon
moi, prendre du recul vis à vis de tout ça.
La télévision, comme la radio, n'a pas tant
d'importance. Si l'on parle de livres ou de philosophie, à
une émission de télévision, je ne vois
pas pourquoi il faudrait s'en plaindre ou en avoir honte.
Les questions d'image durent si peu de temps. A long terme,
nous serons tous morts. Seuls les livres resteront. Parfois,
j'en ai assez d'être jugé sur telle prestation
télévisuelle, même si je l'assume en totalité.
D'autant que j'ai dû passer dans toute ma vie trente
heures à la télévision ! Il y a une telle
disproportion entre les deux ou trois heures par an passées
sur un plateau de télévision et les six ou huit
heures par jour employées à travailler sur un
livre. L'important, c'est donc mon travail d'écrivain
et pas telle émission de télévision.
JLT
- Vous vous définissez comme philosophe " athée
et néo-cynique ". Ca signfie quoi être aujourd'hui
" néo-cynique " ?
ACS
- L'expression n'est pas de moi, mais d'un journaliste qui
a repris le titre d'un de mes livres. J'ai développé
ce problème très pointu dans un livre intitulé
Valeur et vérité et sous-titré
" étude cynique ". Il consiste à penser
le rapport entre la valeur et la vérité. Soit
on considère que la valeur est une vérité
: le juste est juste, comme deux et deux font quatre. C'est
la position de Platon. La vérité se démontre.
La morale va donc être pensée dogmatiquement.
Soit on considère que la vérité n'est
qu'une valeur. Deux et deux font quatre, comme le juste est
juste, relativement à un certain point de vue, à
certaines opinions, à certains désirs. Il n'y
a donc plus de vérité du tout ! C'est la sophistique.
Dans cet ouvrage, je prône ainsi les deux positions
: d'un côté le dogmatisme, avec Platon, de l'autre,
la sophistique, avec Protagoras (mais l'on aurait pu prendre
d'autres postulations comme Lénine et Nietzsche) et
j'essaye de montrer qu'il y a une position médiane
: celle des cyniques. Avant d'être un mot repris par
le journalisme, le cynisme est d'abord une école philosophique
de très grande volée. C'est l'école de
Diogène, le cynique. Selon eux, la valeur n'est pas
une vérité, la vérité n'est pas
une valeur mais les deux existent séparément.
Il y a d'un côté ce qui relève de la connaissance,
de la vérité : deux et deux font quatre, la
terre tourne autour du soleil ; de l'autre, ce qui relève
de la valeur, de la morale, c'est-à-dire de jugements
individuels. Chez Diogène, comme chez Machiavel, on
retrouve ici l'autre sens du mot cynique : il y a en effet
disjonction entre la valeur et la vérité.
JLT
- Comme entre morale et politique
ACS
- Par exemple. C'est un cas particulier. Et là, Machiavel
est éclairant. Je ne vais pas rentrer dans les détails.
Machiavel comme Diogène, Diogène comme Machiavel,
distinguent la morale de la politique. Diogène le fait
au bénéfice de la morale, Machiavel au bénéfice
de la politique. Au fond, je montre qu'ils ont raison tous
les deux. Machiavel a raison en politique, Diogène
a raison en morale. Le cynisme est donc bien une façon
de disjoindre les ordres et de ne pas confondre ce qui relève
de la connaissance et ce qui relève d'un jugement de
valeur. Il faut donc penser la politique pour ce qu'elle est.
Elle n'est pas du tout une lutte entre les bons et les méchants
comme on le croit parfois, mais le jeu de conflits d'intérêts
et de rapports de force. Pour autant, l'individu n'est pas
dispensé de s'interroger sur ce qui relève de
la morale. C'est la différence entre faire une analyse
politique le jour des résultats d'élections
et ne pas énoncer de jugements moraux. Un politologue
n'est pas là pour nous donner des leçons.
"
La politique n'est pas du tout une lutte entre les bons et
les méchants comme on le croit parfois mais le jeu
de conflits d'intérêts et de rapports de force.
"
JLT
- Qu'attendez-vous d'une vulgarisation de la philosophie telle
que vous l'avez entreprise dans Présentations de
la philosophie ?
ACS
- Oui
Je parlerai plutôt d'une initiation. Le
mot " vulgarisation " ne me déplaît
pas, mais il s'adresse davantage aux sciences. Il signifie
en l'occurrence qu'on va transmettre un savoir en faisant
l'économie des démonstrations, que ce soit en
mathématique ou en physique. En philosophie , il y
a pas de démonstrations du tout. Il y a des argumentations,
mais aucune n'est absolument probante. Ou alors tous les philosophes
auraient absolument la même philosophie. Je préfère
donc parler d'initiation. Certains de mes livres s'adressent
au grand public, d'autres à ceux qui n'ont jamais fait
de philosophie. C'est le cas de Présentations de
la philosophie. C'est un livre d'initiation essentiellement
écrit à l'intention des adolescents. Je suis
enseignant mais surtout père de famille et je me rendais
compte que nos adolescents lisent de moins en moins : spécialement
les garçons. J'en ai trois : ils lisent vraiment très
peu. Mais les miens ne sont pas les seuls dans ce cas-là.
Tous ces adolescents éprouvent beaucoup de difficulté
à se familiariser à la philosophie. Et pourtant,
ils se posent des questions, intéressantes sur plusieurs
plans, qui rejoignent de près ou de loin la philosophie.
Il fallait donc, selon moi, rendre accessible la philosophie,
c'est-à-dire initier. Il ne faut donc pas demander
à un ouvrage d'initiation d'être complet, ni
trop sophistiqué. En même temps, Présentations
de la philosophie me semble réussi dans la mesure
où il donne une bonne idée de ce qu'est la philosophie,
des enjeux, des questions à se poser et des différentes
réponses possibles. Par ailleurs, dans ce livre, sans
vouloir m'imposer un devoir de réserve, j'essaye malgré
tout d'énoncer mes positions philosophiques sans omettre
les autres. Les adolescents sont influençables et il
faut respecter leur liberté de jugement. Présentations
de la philosophie est donc un livre pour lequel je me
suis impliqué autant que pour un autre, mais dans lequel
je me suis moins engagé personnellement parce que c'est
un livre d'initiation.
JLT
- Votre Dictionnaire philosophique est-il également
une initiation ?
ACS
- Oui. Là, je ne m'adresse plus aux adolescents, mais
aux adultes. Par ailleurs, ce n'est pas seulement un livre
d'initiation. C'est un dictionnaire avec 1200 entrées,
de difficultés très différentes. Certains
articles, comme le mot " transcendental ", relèvent
a priori d'une technicité philosophique. D'autres mots,
au contraire, ne posent aucun problème. Le dictionnaire
a l'avantage d'être un livre à plusieurs entrées
et à différents niveaux de lecture. Selon moi,
c'est moins un livre d'initiation que de culture générale.
C'est surtout un usuel. Il peut accompagner vos premiers pas
dans la réflexion. Certains collègues s'en servent
d'ailleurs pour préparer leurs cours. Je suis ravi
de savoir que le même livre puisse servir à tous
: aux débutants en culture philosophique qui y trouveront
le sens des mots, comme à ceux qui possèdent
déjà une plus grande culture philosophique et
qui l'utiliseront pour bâtir une problématique,
nourrir une réflexion, construire une argumentation.
JLT
- En somme, votre Dictionnaire ne vulgarise pas, n'initie
pas mais enseigne
ACS
- Le Dictionnaire philosophique de Voltaire, les
Définitions d'Alain, les Pensées
de Pascal ne sont pas des livres de vulgarisation. Dire une
telle chose serait un contre-sens. Ce sont des chefs d'uvre
! J'ai simplement pris modèle sur ces auteurs parce
que j'avais envie d'essayer, à mon niveau, de faire
ce qu'ils ont fait. En philosophie, tout dépend du
niveau de complexité qu'on s'autorise. Si je considère
l'ensemble de mes livres : certains, comme Présentations
de philosophie, comme L'amour, la solitude,
comme Le Bonheur désespérément,
s'adressent au très grand public ; d'autres, comme
Valeur et vérité, que j'évoquais,
comme L'être au temps, un ouvrage de métaphysique
sur le temps, sont plutôt destinés à ceux
qui font preuve d'une assez solide culture philosophique ;
d'autres, enfin, comme Le Petit traité des grandes
vertus, le Traité du désespoir et de la béatitude
sont destinés au " grand public cultivé
". Je ne hiérarchise pas ces trois types d'ouvrages.
La difficulté n'est pas la même pour le lecteur
mais elle ne s'adresse pas non plus au même public.
Dans les trois cas, on peut néanmoins traiter des sujets
fondamentaux, à condition de ne pas le faire de la
même façon. C'est la différence entre
les Pensées de Pascal et la Critique de la
raison pure de Kant. Tout le monde peut lire les Pensées
de Pascal. En revanche, on ne peut lire la Critique de
la raison pure que si l'on a une très solide culture
philosophique. Cette différence ne veut pas dire que
Kant est plus à lire que Pascal ou inversement. Ils
ne s'inscrivent pas dans le même registre philosophique.
JLT
- Le visage du monde a changé à une vitesse
inhabituelle à l'échelle de l'Histoire : progrès
techniques, bouleversements politiques, économiques,
etc
et naturellement philosophiques. Comment expliquez-vous
que les concepts philosophiques gréco-judéo-chrétiens
tiennent encore le coup ? Et sont-ils encore pertinents aujourd'hui
?
ACS
- Oui. La société des hommes change, mais l'humanité
change relativement peu. Les anciens grecs avaient le même
corps que nous. C'est très important. A ma connaissance,
nous sommes constitués de la même matière
et nous présentons le même type de corps, de
cerveau ou même d'intelligence
JLT
- Ils ne s'en servaient peut être pas de la même
manière
ACS
- Pas de la même manière
quoique
Quand j'étudie Aristote ou Platon, tous deux semblent
avoir la même raison que nous. Cependant, nous rencontrons
certains problèmes, liés notamment à
la bioéthique, à la pollution, au nucléaire
qu'eux ne pouvaient pas connaître. Les dimensions sont
donc sur ce point différentes. Mais quand ils faisaient
l'amour, qu'ils étaient tristes, qu'ils pensaient à
la mort
ils devaient bien se poser, comme nous, toute
une même série de questions. Aussi, quand on
lit les livres de ces auteurs, comme Epicure ou Aristote,
ils restent extrêmement éclairants et actuels.
JLT
- Malgré la distance temporelle
ACS
- Oui. C'est une question de profondeur humaine. Il n'y a
pas à proprement parler un échange, mais les
changements sont si lents que ces penseurs sont encore éclairants.
Certes, on ne peut plus penser comme eux. Aujourd'hui, avec
les découvertes scientifiques et la conception du monde
qui en découle, on ne peut plus être ni aristotélicien,
ni épicurien. Et pourtant, étudier la pensée
des anciens reste formateur d'un point de vue philosophique.
On voit comment fonctionne l'argumentation, à propos
du monde ou de la vie humaine. Comme disait Montaigne, "tout
homme porte en lui la forme entière de l'humaine condition".
L'expérience humaine est une très grande richesse
chez ces philosophes-là comme éventuellement
chez certains philosophes contemporains. Par ailleurs, en
philosophie, on ne parle pas de progrès. On n'étudie
plus les physiciens de l'Antiquité ou du Moyen-Age
car la physique a tellement progressé que le premier
professeur de physique venu aujourd'hui en sait plus que Newton
ou Copernic. Aucun philosophe ne vous dira : " J'en sais
beaucoup plus qu'Aristote ou que Descartes ". On peut
prétendre en savoir davantage sur l'histoire de la
philosophie, en connaître les différentes étapes.
La philosophie n'est ni une science, ni un savoir : c'est
une réflexion sur les savoirs disponibles. Comme il
n'y a pas de progrès, les auteurs anciens ne sont pas
desavantagés et les auteurs récents n'ont aucune
supériorité. Même chose en art. Ce n'est
pas parce que la musique de Boulez est plus récente
que celle de Beethoven, qu'elle en est meilleure pour autant.
C'est une question de goût. Comme l'histoire des arts
ne conçoit pas l'idée de progrès, chacun
trouve son bonheur où il peut. De ce point de vue,
l'histoire de la philosophie est plus proche de celle des
arts que de l'histoire des sciences. Un philosophe du passé
n'est donc pas plus dépassé qu'un artiste du
passé.
"
La philosophie n'est ni une science, ni un savoir : c'est
une réflexion sur les savoirs disponibles. "
JLT
- Selon vous, l'action menée en Afghanistan par les
occidentaux - et américains dans leur grande majorité
- fut-elle morale ou politique ou bien morale et politique,
et si oui en quelle proportion ?
ACS
- Le problème était d'abord politique. J'avais
été très inquiété par la
première réaction de Bush, quand il s'était
mis à parler de Croisade. Une telle déclaration
paraissait invraisemblable ! Dire : " C'est une monumentale
guerre entre le Bien et le Mal " revenait exactement
à reprendre le discours de Ben Laden. Ben Laden, lui
aussi, était convaincu de lutter contre le Mal, et
de représenter le Bien. Pour Bush, c'était évidemment
l'inverse. Il s'agissait donc d'abord de problèmes
politiques, de conflits d'intérêts, d'idéologies
et de rapports de force. Il faut néanmoins nous interroger
sur notre responsabilité morale. En l'occurrence, le
problème était à 90 % politique. Mais
d'un point de vue moral, je ne me sens pas le droit de condamner
cette intervention. Il n'y a pas de guerre juste. Des centaines
de personnes vivant en Afghanistan sont morts et étaient
pourtant innocents
JLT
- Comme les morts des Twin Towers
ACS
- Oui ou comme ceux de Dresde ou d'Hiroshima. C'était
une guerre des temps modernes. Elle pouvait s'étendre.
Il y avait non seulement une agression, mais surtout un combat
à mener contre le terrorisme. Mais, autant je reste
perplexe devant l'actualité, autant je n'aime pas applaudir
quand on bombarde tel pays. Je ne me sentais donc pas le droit
de condamner un état qui, au fond, ripostait à
une agression manifeste. J'étais très content
à l'époque d'être philosophe et pas président
des Etats Unis d'Amérique. Je n'aurais pas échangé
ma place pour celle de Bush.
JLT
- Lors d'une conférence, vous faisiez un parallèle
entre la génération de ceux qui avaient 20 ans
en 1968 et ceux qui avaient le même âge en 1990.
Les premiers pensaient, je vous cite, qu'ils " n'avaient
pas besoin de morale parce que la politique en tenait lieu,
alors que beaucoup de jeunes aujourd'hui pensent qu'ils n'ont
pas besoin de politique parce que la morale en tient lieu".
Et à cela vous ajoutez cette formule : " Deux
générations, deux erreurs ". Pourquoi
parler d'erreur ? N'est-ce pas là un défaut
de moraliste ? Y a-t-il un sens à parler d'erreur pour
une génération ?
ACS
- Oui. Quelles sont les deux erreurs en question ? Une majorité
de jeunes, dont je faisais partie, était de croire
que la politique pouvait tenir lieu de morale. C'est vraiment
une erreur, la première dont vous parlez. C'était
celle de beaucoup de gens. Comme ceux que Laurent Joffrin
dans Libération appelle la génération
" morale " représentée par les jeunes
des années 80/90 qui croyait que la morale, l'humanitaire,
les droits de l'homme, pouvaient tenir lieu de politique.
Là encore, c'est vraiment une erreur ! C'est la deuxième.
Si vous comptez sur les Restos du cur pour vaincre la
misère, le chômage ou l'exclusion, vous vous
racontez des histoires. Si vous comptez sur l'humanitaire
pour tenir lieu de politique étrangère, sur
l'antiracisme pour remplacer la politique sur l'immigration,
vous vous racontez des histoires.
" Si vous comptez sur
l'humanitaire pour tenir lieu de politique étrangère,
sur l'antiracisme pour remplacer la politique sur l'immigration,
vous vous racontez des histoires. "
J'ai donc bien deux erreurs. La vraie position à mon
sens serait de comprendre la politique d'un point de vue moral
et la morale d'un point de vue politique. Voilà pourquoi
on a besoin des deux et de leur différence. La morale
ne doit pas se réduire à une politique, la politique
ne doit pas se réduire à une morale, à
l'humanitaire, contrairement à ce que croyait un grand
nombre de personnes des années 80 et 90. Néanmoins,
cette " génération morale " me semble
arriver en fin de parcours. La grande époque de l'humanitaire
est peut-être déjà derrière nous.
Les jeunes gens, tout du moins tous ceux qui s'intéressent
à autre chose qu'au football et à Loft Story,
semblent s'orienter vers une démarche spirituelle.
Un phénomène, riche de sens et spectaculaire,
a en effet massivement mobilisé les jeunes ces dernières
années : les Journées Mondiales de la Jeunesse.
Des jeunes se sont déplacés par millions ! Et
ce fut, à mon sens, leur plus grande manifestation
depuis mai 68. Ce n'est pas un retour massif à l'Eglise
Catholique, mais une sorte de reviviscence de la question
spirituelle. En quoi consiste-t-elle ? Pour schématiser
: la question politique est celle du juste et de l'injuste,
la question morale est celle du bien et du mal, la question
spirituelle est celle du sens. Les questions des jeunes portent
moins aujourd'hui sur l'humanitaire, sur la morale ou sur
la politique que sur le sens. D'où le succès,
après l'Abbé Pierre, du Dalaï Lama. L'Abbé
Pierre n'était en effet pas populaire comme prêtre
catholique, comme personnalité religieuse, mais comme
personnalité morale. Le Dalaï Lama, c'est l'inverse.
Il n'est pas populaire comme défenseur des droits du
Tibet mais comme personnage humanitaire et Maître spirituel.
Aussi, passer de l'Abbé Pierre au Dalaï Lama,
ne veut pas seulement dire : passer d'un saint homme à
un autre, si vous me permettez l'expression, mais passer d'une
question à une autre. On passe d'une question morale
: " Qu'est-ce que je fais pour aider les plus pauvres
? " à une question spirituelle : " Quel est
le sens de sa vie ? "
JLT
- En même temps, n'y a-t-il pas dans ce mouvement là,
une sorte d'américanisation de la spiritualité
européenne ?
ACS
- Oui, bien sûr. Et, d'ailleurs, pourquoi a-t-on ce
phénomène aux Etats-Unis ? Ce n'est pas non
plus un hasard. Sur cette question comme sur d'autres, les
américains avaient, selon moi, dix ou vingt ans d'avance
sur nous. Ce retour à une sorte de quête spirituelle
a des aspects à la fois positifs et inquiétants.
Tout d'abord, il ne faut pas croire que la spiritualité
puisse servir de morale ou de politique. Elle est par ailleurs
souvent vécue dans la confusion : au pire, dans les
sectes, ou alors au travers de croyances new age de
bric et de broc. Là, les Eglises et éventuellement
les philosophes peuvent aider à clarifier tout cela.
Ce besoin de spiritualité est évidemment légitime.
Il fait partie d'une dimension de l'existence humaine, mais
il constitue un réel danger : vivre cette spiritualité
au plus bas niveau. Les philosophes ont le devoir d'accompagner
ce mouvement là.
JLT
- A côté de ce mouvement naissant de spiritualité,
comment jugez-vous les actions " anti-mondialisation
" ? Est-ce la fin d'un certain gauchisme ou est-ce un
renouveau du gauchisme ou est-ce un renouveau d'un certain
militantisme ?
ACS
- C'est un mélange de tout ça. C'est à
la fois bien car c'est un nouveau mouvement militant qui remet
la question politique à l'ordre du jour.
JLT
- Pensez-vous que ce mouvement peut durer ou se développer
?..
ACS
- Oui. Tout dépend de quoi on parle. La question des
formulations me gêne. Pourquoi l'appeler " mouvement
contre la mondialisation " ? La mondialisation est si
liée à notre époque ! Pourquoi faut-il
aller contre ? On ne va pas revenir aux pays séparés
comme il y a cinquante ans. Nous avons un seul marché
économique, une seule planète, la " terre-patrie
", comme l'appelle à juste titre Edgar Morin.
Non, la vraie question, n'est pas d'être pour ou contre
la mondialisation, pour ou contre le réel, mais pour
ou contre une conception ultra-libérale de la mondialisation,
pour ou contre une régulation politique de la mondialisation.
La mondialisation doit effectivement être régulée.
Le marché est nécessaire quand il gère
des marchandises. Mais, pour reprendre un slogan de José
Bové et de son équipe, " le monde n'est
pas une marchandise ". Un combat doit donc être
mené pour réguler le marché par la politique.
Autour de José Bové, ces " luttes "
ne me semblent pas toujours conduites avec beaucoup de lucidité.
Certains comportements ou actions sont parfois d'arrière-garde.
Il y a plus dangereux pour le sort de l'humanité que
le développement des Mc Donald's. Mes enfants y mangent.
Cela ne me dérange pas. Si l'on préfère
nous voir manger français, pourquoi ne construit-on
pas de restaurants français de meilleure qualité
et moins chers ? Il faut donc mener un combat contre les tentations
ultra libérales de certains. Mais il ne faut pas se
tromper de cible et risquer de lutter contre la modernité.
L'attitude de José Bové me gêne quand
il donne, au fond, le sentiment de défendre le pain
complet contre le pain blanc, le cassoulet contre le McDonald's.
Ce n'est pas le problème!
"
L'attitude de José Bové me gêne quand
il donne, au fond, le sentiment de défendre le pain
complet contre le pain blanc, le cassoulet contre le McDonald's.
Ce n'est pas le problème ! "
JLT
- N'y aurait-il pas dans ce mouvement d'anti-mondialisation
la volonté de lutter contre le commerce des idées
? Ne va-t-on pas vers une commercialisation des idées
au mépris de l'intelligence et de la réflexion
?
ACS
- Je n'ai pas ce sentiment. Tout d'abord, une idée
ne se vend pas ! Une invention technique ou un vaccin ne sont
pas des idées. Prenons l'exemple du SIDA. C'est malheureusement
un phénomène mondial. Il n'y a pas à
être pour ou contre mais à l'affronter comme
tel. La mondialisation de la médecine est une chance.
Que demandent les fabricants ? D'en faire profiter tout le
monde. Ils ne demandent pas moins, mais plus de mondialisation.
Qui paye dans ce cas-là ? Les laboratoires ? Cela risque
de compromettre leur rentabilité, donc les recherches
à venir, donc le progrès à venir. Vous
et moi devons-nous payer ? Il vaudrait certainement mieux
faire payer les laboratoires. Ca coûterait moins cher
au contribuable et je ne suis pas absolument convaincu que
ce soit la logique du progrès médical. Si un
laboratoire ne peut pas gagner d'argent avec le médicament
qu'il a inventé, j'ai beaucoup de peine à comprendre
comment il va inventer les prochains. Dans un même temps,
il n'est évidemment pas question de laisser mourir
en Afrique des personnes que l'on pourrait soigner. Les pays
riches doivent donc payer. Savoir si cela doit se faire par
les laboratoires ou par le contribuable est une question mineure.
Dans les deux cas, c'est plus de mondialisation. On veut en
règle générale que le monde entier puisse
profiter des mêmes médicaments, que les pays
les plus riches aident les plus pauvres pour qu'ils puissent
se développer d'une façon décente. Ce
n'est pas être anti-mondialiste, mais bien mondialiste,
voire progressiste. Certains disent qu'il faudrait revenir
en deçà. Pour ma part, je n'ai aucune nostalgie
du Moyen-Age.
JLT
- Vous avez dit en avoir eu assez de parler de morale. Est-ce
par peur que l'on vous taxe de moraliste ?
ACS
- Non. La vie est courte et il faut éviter de s'ennuyer.
Tout d'abord, on pourrait vivre sans écrire. Mais rien
ne me serait plus désagréable de refaire deux
ou trois fois le même livre. J'ai beaucoup travaillé
sur la question de la morale et je pense avoir fait le tour,
non pas de tout, mais de ce que j'avais à dire sur
le sujet. J'ai donc envie de passer à autre chose.
Quant au mot de moraliste, tout dépend dans quel sens
on le prend. Si être moraliste signifie " qui travaille
sur la morale ", alors j'en suis effectivement un. Si
on prend le mot dans le sens de " moralisateur "
pour désigner " celui qui fait des leçons
de morale ", je n'en suis évidemment pas. Il suffit
de lire mes livres pour le comprendre. Chamfort ou La Rochefoucauld
sont des écrivains moralistes. J'ai beaucoup d'admiration
pour eux mais je ne " boxe " pas dans la même
catégorie. Ils ont sans doute plus de talents littéraires
que je n'en ai et j'ai évidemment plus de culture philosophique
qu'il n'en ont. Objectivement, je suis un philosophe. Je ne
sais pas si ce que je fais est bien ou pas. Je ne me définis
pas comme moralisateur, ni comme moraliste, mais plutôt
comme un philosophe qui a, entre autres choses, beaucoup travaillé
sur la morale. C'était nécessaire, surtout pour
les gens de ma génération et précisément
pour les raisons que j'évoquais précédemment.
Maintenant, j'ai envie de passer à autre chose.
JLT
- Etes-vous un " eurocynique " ?
ACS
- Eurocynique ? Oui, dans le sens où il faudrait effectivement
distinguer ce qui relève de la connaissance et ce qui
relève des jugements de valeur. En l'occurrence, le
cynisme, chez Diogène, comme chez Machiavel, convergent
vers une apologie de la volonté. Il ne s'agit pas de
vouloir ce qu'on sait mais de savoir ce qu'on veut. Et, de
ce point de vue, s'agissant de l'Europe, je suis un européen.
L'Europe existera si nous voulons qu'elle existe. Elle existe
déjà pour une part. Je souhaite qu'elle existe
davantage. Mais si eurocynique signifie que l'on comprend
que le destin de l'Europe n'est pas écrit quelque part,
que la science ne va pas faire l'Europe à notre place,
mais que l'Europe relève de notre volonté, alors
on pourrait dire que je suis eurocynique.
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Propos
recueillis par Jean-Louis Tallon
Lyon - décembre 2001 |
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