Ses travaux, découvertes et ouvrages ont révolutionné
la paléontologie moderne. Ses études sur Lucy,
sa théorie de l'East Side Story ont fait le tour du
monde. Et pourtant, Yves Coppens semble avoir gardé
cette bonhomie sympathique, ce calme et cet émerveillement,
presque enfantin, devant le miracle de la vie. Quand l'étude
de l'humanité ramène à l'essentiel
JLT
- Il vous arrive d'évoquer les quinze milliards d'années
de l'histoire de notre univers, constituées au départ
d'une matière inerte qui, tout d'un coup, va se mettre
à penser et à donner ce que nous sommes devenus.
Vous arrive-t-il de vous poser des questions métaphysiques
par rapport à tout ça ?
YC
- Bien sûr. Tout d'abord, je tiens à rectifier.
On parle de matière inerte. Elle l'est bien moins qu'on
ne l'imagine. C'est un terme global, rude et sec, utilisé
pour désigner l'ensemble. Mais si vous étudiez
le minéral, il pousse d'une certaine manière.
Il est donc moins inerte qu'on ne le pense, même s'il
est plus inerte que vivant. Alors, pour revenir à votre
question, je me pose évidemment des questions métaphysiques
et ces interrogations débouchent sur des conceptions
philosophiques sur l'homme et la vie. Les astrophysiciens,
les géophysiciens, les biologistes, les paléontologues
et les anthropologues font le même constat : la matière
ne cesse de progresser, de se compliquer, de s'organiser.
Toute cette organisation universelle aurait donc un sens et,
je dirais, un double sens : c'est-à-dire une direction,
dans le bon sens ou non, et une signification. Ca semble anodin
et pourtant c'est un grand constat, fait par des gens de terrain.
Pour ma part, je pense à toutes ces considérations
métaphysiques mais cela ne me tracasse pas. Cela ne
provoque chez moi ni angoisse, ni anxiété, ni
vrai problème. En fait, je renvoie cette question,
travaillant sur les 3 millions de l'histoire de l'homme, à
la manière dont la tête de l'homme est fabriquée.
Elle lui permet de se poser de telles questions au fil de
son histoire. J'ai été un jour l'invité
à Liège d'une émission de télévision
intitulée Nom de Dieu. Le présentateur
avait commencé par me poser la question suivante :
" Comment écrivez-vous " Nom de Dieu "
? " Là, si vous jouez franc-jeu et que vous
acceptez de répondre, vous êtes obligés
de vous livrer. J'avais choisi de mettre un pluriel et des
majuscules à " Nom " et à " Dieu
". C'est aussi une manière de répondre
à votre question. Je respecte tous les dieux et tous
les hommes, y compris ceux d'hier. Il y en a eu beaucoup,
si l'on se réfère aux cent milliards d'homme
qui ont peuplé l'histoire. Tous les dieux se confondent
peut-être en un seul dieu. J'ai une grande confiance
et un grand respect envers les hommes et, par suite, je respecte
tous les dieux et tous les hommes de la terre.
JLT
- Je voudrais évoquer votre livre Le singe, l'Afrique
et l'homme en revenant sur l'idée d'imaginaire
ou d'imagination. Quelle part l'imaginaire prend-elle dans
la recherche scientifique ?
YC
- Elle est, selon moi, importante. J'ai rencontré de
jeunes scientifiques pour qui la recherche se limitait à
la donnée. La donnée est rigoureuse. A partir
de là, il y a une interprétation qui donne lieu
à une certaine spéculation. Tout cela est vrai.
Néanmoins, je suis convaincu qu'avec la donnée
brute, sèche, on manque d'envol. Pour proposer, à
partir des éléments dont on dispose, une certaine
synthèse, des hypothèses de travail, il faut
de l'imagination. Les scientifiques doivent en user. Cette
imagination doit être ensuite mise au service de la
science. L'hypothèse doit être testée.
Si elle est confirmée, tout le monde est content ;
si elle est infirmée, on en propose une autre, etc
La science peut réellement avancer à grands
pas s'il y a au départ, chez les scientifiques, un
effort d'imagination destiné à servir des propositions
de développements que la science s'amusera à
débattre, à combattre, à retenir ou pas.
J'ai toujours été très sensible à
l'imaginaire. Sans doute est-ce pour cette raison que je me
suis tourné vers la paléontologie. Enfant, je
me passionnais pour les époques anciennes et l'imagination
qu'elles pouvaient déclencher dans ma petite tête.
JLT
- Cela s'accompagnait-il également de lectures ?
YC
- Pas spécialement. J'habitais en Bretagne. Peut-être
est-ce la rencontre des menhirs, des dolmens, témoins
d'un âge disparu, qui a suscité ou, en tout cas,
encouragé ma vocation ? Ma famille ne m'ayant pas découragé,
j'ai donc continué et j'ai même l'impression
de continuer encore aujourd'hui. Attention, je ne suis pas
dans l'imaginaire en permanence. Je n'ai pas l'impression
de voir vivre Lucy. Ce n'est pas à ce point là.
C'est tout de même plus sérieux. Mais l'imagination
s'insinue partout et permet la construction d'hypothèses.
JLT
- Comment réagiriez-vous si jamais un élément
venait contredire votre théorie de " l'East Side
Story " ?
YC
- Sincèrement, ça m'est égal. Je ne la
défends pas à tout crin. Beaucoup d'éléments
semblent la conforter. Même si c'est une théorie
trop simple. Ca ne peut pas être juste comme je l'ai
imaginé. C'est toujours plus compliqué. Mais,
de fait, que l'Afrique orientale ait été isolée,
que cet isolement ait entraîné les conditions
adéquates pour que des esprits intelligents émergent
chez les primates et fassent partie d'une faune partageant
les mêmes réactions endémiques : tout
cela a un sens géophysique, écologique, climatique
et faunistique. On ne peut pas l'évacuer aussi vite.
JLT
- Non, mais certains scientifiques restent accrochés
à leurs précieuses théories
YC
- C'est vrai. Quand on vieillit, je ne doute pas que l'on
résiste. J'en sais quelque chose. On reste dans son
ornière et on n'en sort plus. J'ai fait des découvertes.
Mais d'autres en ont fait également. Beaucoup se sont
très librement inspirés de l'East Side Story.
C'était donc certainement une bonne idée. Aujourd'hui,
elle paraît simple mais elle ne l'était pas du
tout dans les années soixante-dix. Dire que l'évolution
de l'homme et l'évolution de l'environnement avaient
fonctionné ensemble comme celle des autres animaux,
c'était risqué. Quand j'ai publié un
tel résultat en 1975, certains m'ont traité
de déterministe. On dit toujours que les idées
mettent dix ans pour aller d'Amérique en Europe. Pour
la théorie de l'East Side Story, ce fut l'inverse.
Aujourd'hui, elle est à la mode.
JLT
- Et le nom d'East Side Story est venu comme ça [rires]
?
YC
- [rires] J'aime bien l'humour. Jusqu'à présent,
je n'avais pas eu d'enfants. Et puis à soixante-et-un
ans, pof, celui-là m'échappe ! Avoir un garçon
de cinq ans à mon âge, c'est quelque chose !
J'essaye de lui enseigner l'humour. L'humour est né
avec la conscience. C'est certainement l'une des principales
caractéristiques de l'homme. Avoir de l'humour, c'est
être conscient, intelligent. Et ça vous différencie
de l'animal. Je vais vous donner un exemple. J'ai étudié
les traces de pas datant de 3 600 000 ans prise dans de la
cendre sèche de volcan et laissées par un adulte
et un enfant marchant côte à côte. On s'aperçoit
alors qu'un autre arrive derrière eux et se met marcher
dans les pas de l'adulte. Quand même ! Une gazelle n'aurait
pas cette idée-là ! Ce n'est pas rien ! Ah,
moi, observer tout cela me ravit. Et c'est vraiment une marque
d'humour.
JLT
- Quelle est votre opinion sur la question des hominidés
reliques ?
YC
- Oui
Je n'y crois pas trop. Ces hommes que l'on pense
avoir vus et que l'on n'est jamais trop sûr d'avoir
bien vus, qui existent peut-être au fond de la forêt
du Kenya ou au fond du Pamir ou au fond du Caucase, ou encore
en haut de l'Himalaya
Même si cela m'a valu des
critiques, je continue à soutenir ceux qui s'en occupent,
dont Marie-Jeanne Koffmann. La question n'est pas tranchée.
Malheureusement, au fil des années, je crois de moins
en moins à tout cela. On n'a pas trouvé d'éléments
tangibles, palpables, en dehors des très nombreux témoignages.
Ils sont d'ailleurs cohérents. Les récits se
recoupent, sont extrêmement vivants, voire impressionnants.
Quand on écoute les chercheurs russes qui travaillent
sur les traditions et les mythes, les récits qui en
découlent semblent raconter la même chose. Le
mythe croise donc l'histoire. N'y a-t-il donc pas une illusion
? L'histoire rejoint-elle le mythe ou est-ce l'inverse ? A
priori, je ne pense pas qu'il s'agisse de fumisterie. Mais
je suis aujourd'hui plus sceptique que je ne l'étais.
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Propos
recueillis par Jean-Louis Tallon
Septembre 2000 |
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