Qu'il
s'agisse de chevaux, de fresques révolutionnaires de
6 x 3 mètres, de voyages à New York, à
Marrakech ou encore à Bamako, Jean-Claude Dauguet délivre,
depuis vingt ans, une peinture festive pleine de vitalité
et de folies. Une véritable célébration
de la vie à l'échelle de la toile. Loin des modes
et des courants avant-gardistes. Rencontre.
JLT - Vous avez commencé par être professeur
de dessin. Pourquoi avoir quitté le professorat pour
le secteur de la publicité ?
JCD
- Je suis devenu professeur de dessin pour rassurer mes parents
et leurs montrer que le " petit " pouvait vivre
sans aides et s'assumer. Autrefois, cette question matérielle
était capitale. J'avais suivi une école d'art.
Mon père était absolument contre ; ma mère
n'en était pas sûre. Au bout de deux ans, j'ai
compris que je ne pourrais pas être enseignant toute
ma vie. J'ai été professeur à 21 ans
mais, au fond, je ne savais rien. Aujourd'hui, j'en ai 63
et j'apprends tous les jours. Un professeur croit savoir.
Enseigner vous rend adulte : c'est embêtant. Il ne faut
pas devenir adulte mais être un éternel enfant
et s'émerveiller tous les jours, découvrir de
nouvelles choses. La publicité, quant à elle,
m'intéressait car il fallait être créatif
et ça correspondait à ma nature. On doit le
voir sur ma gueule, à ma manière de parler.
J'ai besoin de vivre, de bouger. Je ne suis pas fait pour
dessiner des timbres postes mais pour des projets ambitieux
et fous, où je me fais peur. Car il faut se faire peur
dans la vie
JLT
- Il faut se mettre en danger
JCD
- Toujours ! Ne plus se mettre en danger signifie qu'on a
peur de ne pas répondre à l'obstacle et à
la vie.
JLT
- Comment expliquez-vous un certain regain de l'art figuratif
?
JCD
- C'est obligatoire. La vie est une sinusoïde, avec des
pôles forts et faibles. Je me suis occupé d'une
biennale. J'ai sélectionné des peintres abstraits.
Dans mon atelier, vous n'avez que du Dauguet ; chez moi, il
y n'en a pas un seul. Je dois avoir en ma possession une centaine
de toiles, avec tous les styles : figuratif, abstrait. Tout
dépend si la peinture ouvre un chemin. Figuration ou
non : l'important n'est pas là ! Il faut surtout qu'il
y ait un sentiment dans la couleur. Aujourd'hui, selon certains,
mettre trois coups de pinceau sur une toile, en imitant soi-disant
le mouvement de son corps [dit-il, ironique] et rédiger
trois textes sans intérêt revient à créer.
C'est faux ! Aujourd'hui, on fait croire aux gens qu'ils vont
gagner sans travailler. Revenons à des idées
de travail honnête ! Et combattons l'idée selon
laquelle la figuration est dépassée. Toute figuration
conduit à l'abstraction. Mes toiles sont beaucoup plus
abstraites qu'elles n'en ont l'air. Il faut seulement prendre
du recul, dans tous les sens du terme. Depuis 30 ans, tous
se sont carrément plantés ! Et l'on continue
d'entretenir cette tromperie monumentale. Certains ont voulu
expliquer l'inexplicable et suggérer que l'artiste
est un personnage incompris, doublé d'une sommité
intellectuelle. Ce n'est pas vrai.
JLT
- D'où vient alors le divorce entre le public et l'art
contemporain ? Certains sont des charlatans ? D'autres, non
?
JCD
- Il faut travailler. Etre peintre, c'est très difficile.
Découvrir qu'on est soi-même
Il est facile
de s'inspirer de x ou de y. Picasso employait une phrase que
j'aime beaucoup : " S'inspirer des autres est inévitable,
se copier soi-même est mesquin. " Or, aujourd'hui,
la société veut produire des peintres qui se
copient eux-mêmes pour qu'on puisse les reconnaître.
Comme s'il s'agissait d'une marque de lessive. Buffet en est
le plus bel exemple. Buffet, à 21 ans, était
lui-même. A 72 ans, il était moins bon qu'à
21 ans, en faisant toujours du Buffet. Tout cela parce qu'on
lui réclamait de peindre le Buffet qu'il était
à 21 ans.
JLT
- A ce propos, que vous inspire l'uvre de Buren ?
JCD
- Là, il ne s'agit plus de la peinture. Il nous faut
parler de plasticiens, n'est-ce pas, et non de peintres. Oui
Il semblerait que représenter trois lignes de couleur,
avec, tout d'un coup, l'une qui se mette de biais, paraisse
génial ! Moi, j'y vois une distraction du regard. Il
ne faut pas mélanger les peintres et les plasticiens.
La peinture exprime des émotions, transmet de l'amour.
Les peintures préhistoriques sont très actuelles.
Elles n'ont pas d'âge ! La vue de l'esprit n'a pas d'âge.
La photo est vraie au départ. Tu saisis un instant
de la réalité. A la longue, il devient faux
car il est immédiatement daté. Il est le produit
d'un il technique, mais pas émotionnel. L'il
photographique est une focale, de la vapeur, une ombre. La
peinture est fausse au départ. Le dessin est faux mais
devient vrai à la longue car il est une vue de l'esprit,
qui, elle, est intemporelle.
JLT
- Autrement dit, il y a aujourd'hui peu de " vues d'esprit
"
JCD
- Voilà ! Il est évidemment difficile de s'en
rendre compte. Nous jouons sur l'impalpable. Les livres apprennent
à peindre. Aucun livre n'enseigne comment devenir peintre.
JLT
- Pourquoi avez-vous laissé tomber la publicité
à quarante ans pour devenir peintre ?
JCD
- J'ai été le premier bordelais reçu
au diplôme national et major de ma
promotion ! J'ai créé mon agence en 1972. J'ai
conçu les campagnes publicitaires de l'office du Tourisme
Gironde-Aquitaine pendant 17 ans, montant des stands à
l'étranger, réalisant les documents et les affiches.
J'ai eu du personnel
Je me suis marié. Ma femme
était médecin-gynécologue. Nous avons
eu trois enfants. Je gagnais royalement ma vie. J'avais une
très belle baraque, une BMW décapotable 3,5
l., une maison sur le bassin d'Arcachon, des viagers, etc
Tout ceci était merveilleux. Je gagnais du fric, mais
un jour, je me suis emmerdé à en gagner. La
publicité, c'est essentiellement une recherche technique
et une tournure d'esprit. Il peut s'agir de transformer un
individu en produit pour le vendre au public : tu vends finalement
de la même manière un homme politique et une
bagnole. Un matin, on est venu me chercher chez moi à
8h30. Il me fallait aller sélectionner avec le client
les panneaux pour la campagne publicitaire de la Comtesse
du Barry. Je suis rentré à 12h30. Je suis allé
voir ma femme et lui ai dit : " Tu vois, je viens de
gagner 40000 francs. Les gens descendent dans la rue pour
gagner 2500 francs par mois ! Je gagne le salaire annuel d'un
ouvrier en une matinée. Avoir de l'argent, je connais.
On a tout. Alors, je m'arrête. Je dois encore respecter
un contrat et ensuite, je vends mon affaire. " Je n'avais
rien prémédité ! Tout est vrai ! Je ne
pouvais pas continuer ainsi ! Je finissais par me débecter.
Et, surtout, j'avais encore l'âge de détruire,
pour pouvoir de nouveau construire. J'ai expliqué à
ma femme qu'elle ne devait pas s'inquiéter. J'étais
connu. Je pouvais faire quelques placements. J'avais des relations.
J'étais respecté. Aucun employé n'a souffert
de ma décision : ils ont tous trouvé une place
par la suite. Ma femme m'a alors demandé ce que je
comptais faire. Là, je lui ai révélé
que je voulais devenir peintre. Le drame a duré vingt
minutes ! J'ai tout entendu : " Tu es complètement
fou ! ", " Nous avons trois enfants ", "
tu gagnes bien ta vie ; le peintre est un crève-la-faim
", etc
La situation s'est envenimée. Au
bout de vingt minutes, ma femme a menacé de divorcer.
De mon côté, quelques instants de réflexion
ont suffi pour lui demander de prendre un avocat l'après-midi
même, et nous avons divorcé ! Le 5 décembre
! Ca n'a pas empêché que ma femme devienne ensuite
ma maîtresse... En janvier 82, après avoir vendu
tous mes acquis et mis à l'abri ceux qui devaient l'être,
il m'est resté un million de francs. Mais je n'étais
pas encore satisfait. Je ne pouvais pas construire ma nouvelle
vie sur des acquis qui ne me ressemblaient plus. J'ai donc
joué au con pendant plusieurs mois. J'ai couvert des
femmes de visons, de diamants
A la fin, mon compte en
banque était à 0 moins 35000 francs de
l'époque ! J'ai été interdit bancaire
et saisi par les huissiers. Je pouvais devenir peintre !
JLT - Vous n'auriez pas pu concevoir de devenir peintre
en gardant votre ancien compte en banque ?
JCD
- Non. Il faut se faire peur et s'engager.
JLT
- C'est un moteur ?
JCD
- L'argent est un moyen, mais pas le but. Se mettre ainsi
en danger, c'est se mettre face à ses responsabilités.
Se rendre maître de sa barque et de son engagement revient
à supprimer toutes les règles. Autrement dit,
à cet instant-là, vous vous soumettez à
toutes les règles. Il faut être plus sévère
qu'avant. Sinon, on ne peut pas réussir.
JLT
- Quand vous étiez responsable de votre agence de publicité,
vous n'aviez jamais peint ?
JCD
- Bien sûr que si. J'avais beau être le patron,
j'étais avant tout concepteur. Je suis un dessinateur
de formation. Je réalisais donc toutes les affiches.
La photo n'était pas aussi présente qu'aujourd'hui.
On travaillait la sérigraphie, en trois ou quatre couleurs.
C'était presque du Toulouse-Lautrec amélioré.
J'ai ainsi conçu des affiches de cirque mesurant 7
mètres de long, sans les assistances techniques d'aujourd'hui.
Donc, pour répondre à votre question, je ne
peignais pas mais je n'avais pas arrêté de dessiner.
Cela dit, il y a peut-être eu un déclic qui m'a
définitivement poussé vers la peinture. Au congrès
national des arts graphiques de Bordeaux, en 1978 ou 1979,
on m'avait en effet demandé de réaliser la plaquette
de présentation du congrès. On m'avait apporté
un certain nombre de documents et de gravures anciennes de
Bordeaux pour que je les reprenne dans la plaquette. Et là,
je leurs avais proposé, moi qui étais bordelais,
de réaliser, à la place, dix dessins originaux,
au format de la plaquette. Les autres ont accepté et
me voilà donc parti avec mon chevalet pour sélectionner
certains lieux et les dessiner. Chose promise, chose due.
La plaquette sortit avec mes dessins et eut beaucoup de succès.
On me demanda même d'exposer mes dessins. Et tous furent
vendus ! Je n'avais pas dessiné depuis vingt ans
ce que j'appelle vraiment dessiner. Pour la première
fois, depuis vingt ans, je ne réalisais pas de dessins
calibrés. Il y avait autre chose. Le virus du dessin
d'art m'avait repris.
JLT
- Quand vous avez démarré de zéro, quels
peintres sont venus à votre esprit ? Picasso ?
JCD
- C'est le seul vrai peintre ! On parle de Dali
C'est
un bon technicien, mais il reste selon moi un mystificateur.
Picasso est un génie, un fou génial ! Lui savait
ce que signifiait être libre. Et pourtant, s'il a eu
des admirateurs, quelles critiques il a essuyées !
JLT
- Moins maintenant, tout de même
JCD
- Oui... Il y aura toujours des critiques à son encontre.
Et ceux qui le comprennent soi-disant aujourd'hui, ont mis
du temps. Picasso était en avance. Il est allé
beaucoup plus loin que tous les autres. Il est toujours actuel
! Picasso s'est donné toutes les libertés. Avoir
toutes les libertés, c'est avoir la liberté
matérielle, mais aussi être capable de détruire,
de tomber des choses, avec toute ta folie intellectuelle
Et même si à la fin ton uvre paraît
vilaine. C'est pas grave. L'important est de savoir qui tu
es intérieurement. Peu le savent à la fin de
leur vie. La plupart ont porté un nom, signé
un contrat, mais pas le contrat de la liberté. La liberté,
ce n'est pas l'anarchie. La liberté est le résultat
d'une grande rigueur. Il n'y a pas de liberté sans
rigueur. Grâce à Picasso, je me suis lancé,
à dix-neuf ans, dans un métier d'art.
JLT
- C'est-à-dire ?
JCD - Un an auparavant, alors que j'étais en classe
de première, j'avais reçu une bourse éligible
qui m'a permis de voyager à travers la France et notamment
à Paris. C'est à cette époque, que, pour
la première fois, j'ai peint sur la place du Tertre
et découvert que je pouvais vendre. Je travaillais
le matin à la Manufacture de Sèvres de Paris
; l'après-midi, place du Tertre. Le SMIG était
à l'époque à 33000 francs. Je gagnais
alors entre 16 et 18000 francs par après-midi. A dix-huit
ans ! Je suis revenu de mon voyage avec plus d'argent que
je n'en avais quand j'étais parti. J'ai envoyé
des cadeaux à mes parents, à mes tantes, à
mes grands-parents. Tous se demandaient d'où venait
cet argent. J'ai donc compris, dès cette époque,
qu'il était possible de vivre de sa peinture. Etait-ce
de l'Art avec un grand A ? Je n'en sais rien. Grâce
à ma bourse éligible, je me suis également
rendu à Vallauris car je savais que Picasso y vivait.
J'aurais bien cherché à le rencontrer, mais
il n'était pas sur place quand je suis arrivé.
A l'époque, je n'aimais pas Picasso. Et même
si l'on parlait de Picasso, et notamment de ses céramiques,
je voulais prouver à travers mon voyage qu'il ne fallait
pas oublier les artistes de la Manufacture de Sèvres.
Aujourd'hui, j'adore Picasso. Quand j'étais jeune,
je ne le comprenais pas mais sa vie m'intéressait.
Je me rends compte, maintenant, que j'ai suivi l'homme sans
le connaître.
JLT
- Comment s'est déroulée, au début, votre
nouvelle vie de peintre ?
JCD
- Quand j'ai décidé de tout quitter, je ne connaissais
pas le milieu de l'Art. J'ai alors rencontré Jean Hugon
et Robert Valy, deux peintres de Bordeaux, qui avaient, certes,
une côte nationale et internationale, mais restaient
néanmoins confidentiels. Ils m'ont pris sous leurs
ailes. Pour eux, j'étais le petit dernier, leur poulain.
Ils étaient devenus peintres une fois à la retraite
: ils peignaient donc sans risques. Quand j'ai décidé
de me consacrer uniquement à la peinture, tous deux
m'ont gentiment traité de fou, avec une pointe d'admiration,
je pense. Ils m'ont beaucoup aidé. Ils m'ont accompagné
dans les salons de Paris, à la Nationale du Beaux-arts,
au salon d'automne, bref, aux salons officiels que doit faire
tout peintre.
JLT
- Ils vous ont fait entrer dans le système
JCD
- Absolument. Aujourd'hui, les pauvres sont morts tous les
deux. Ils n'ont pas eu la chance de vivre leur vie de peintre
Et moi - sans doute grâce à eux - j'ai eu la
chance de vivre une vie qu'ils n'ont pas vécue
Voilà
C'est sûr
[Il marque un
temps d'arrêt] Ils ne se sont pas mesurés
à la folie. Moi, cette folie dangereuse m'a passionné.
JLT
- Est-ce encore un engagement de peindre des toiles en direct
devant public ?
JCD
- Même chose !
JLT
- Qu'est-ce qui vous plaît dans cette prouesse ?
JCD
- La peur, la peur, la peur !
JLT
-
de ne pas y arriver ?
JCD
- Oui et non. En 98, deux soirs de suite, au Théâtre
Impérial de Séville et durant treize soirées
au théâtre Trianon de Paris, je créais,
à l'occasion d'un spectacle de flamenco, un nouveau
décor de 6 x 3 mètres en une heure vingt devant
public. Je montais sur scène avec des musiciens et
des danseuses. J'avais une estrade, une toile tendue sur le
fond de la scène. En une heure vingt, je signais en
bas de la toile et je descendais de mon estrade en même
temps que les acteurs. C'était un vrai challenge. On
a eu quinze soirs de standing ovation ! Le public me demandait
comment je m'y prenais, si j'avais un tracé dessiné
au préalable, etc
Non,
monsieur ! Tous les soirs, la toile était différente,
mais le cahier des charges restait le même : la toile
devait être terminée dans les temps. Le spectacle
était minuté : une heure vingt, pas une minute
de plus. Cette contrainte m'amusait. Et c'était totalement
fou ! Il m'est pourtant arrivé de trembler, de faire
dans mon froc, comme un soir à Paris, je m'en souviens.
Mais ma main n'a pas lâché. Et personne n'a rien
perçu de mon trac. J'aurais pu tout laisser tomber.
Je suis hors d'un circuit normal. Comment expliquer que je
ne l'ai pas fait ? Sans doute parce que je suis dans un état
de complète liberté.
JLT - Vous avez été le peintre officiel du
Bicentenaire de la Révolution française. En
quoi a consisté votre action ? Et comment avez-vous
été embarqué dans cette aventure ?
JCD
- C'est une histoire complètement folle.
JLT
- Vous n'en sortez pas.
JCD
- Et si ce n'est pas moi, ceux qui m'entourent me poussent
à être fou
Un client qui m'avait acheté
des toiles m'avait invité à une soirée
bourrée de monde. Il me présente à ses
invités comme peintre, évidemment. Nous discutons
de tout et de rien et, à un moment, j'explique, à
mon client que je suis en train de lire un bouquin portant
sur la Révolution française. Je lui précise
même qu'il y a très peu d'illustrations de cette
époque car les peintres étaient subventionnés
par des personnes fortunées et on payait les gens qui
descendaient dans la rue. Réaliser une scène
de la révolution réclamait donc, à l'époque,
beaucoup d'argent et une logistique incroyable. L'autre, alors,
me regarde et me dit : " Tu es peintre, non ? Tu sais
que, dans trois ans, c'est le Bicentenaire de la Révolution
française ? " Nous étions alors en 1986.
Son idée m'est restée en tête et a fait
son chemin. J'ai continué à lire ce livre. C'est
là que j'ai imaginé de réaliser des toiles
en bleu, blanc, rouge ayant la Révolution Française
pour thème principal, qui viendraient remplacer en
quelque sorte ces peintures qui n'ont jamais été
faites. Je suis alors allé sur le tournage des Chouans
! (1) pour rencontrer Philipppe de Broca et lui demander
si je pouvais prendre quelques croquis de certaines scènes
du film. Même chose avec Milos Forman, qui était
en train de réaliser le Siècle des Lumières.
J'ai fait 3000 croquis de personnages. C'est également
à cette époque que j'ai commencé à
travailler le motif du cheval. Et là m'est venue une
idée capitale pour le reste de ma carrière.
La Révolution vient du peuple. Pour en parler, le peintre
doit donc redescendre dans la rue. Je me voyais bien réaliser
mes toiles en direct dans les grandes surfaces et dans les
supermarchés. Je me suis gentiment fait traiter de
fou par un copain, professeur de dessin, à qui j'exposai
mon projet. Nous sommes en 87-88. Suit un an de travail et
de déplacements. En 1988, je commence à dessiner
et à faire des pastels à l'huile des portraits
des personnages. Je prenais de plus en plus d'audace dans
la représentation et l'interprétation de la
Révolution. J'étais aussi de plus en plus sûr
de moi. En octobre 88, je me sentais suffisamment prêt
pour aller démarcher une grande surface. Je me suis
rendu au Carrefour de Bordeaux pour y rencontrer le directeur
et lui proposer un marché : " Je suis en train
de préparer une série de toiles sur le thème
de la Révolution française. Me permettriez-vous
de peindre dans votre galerie marchande, moyennant rémunération
: 10000 Francs la semaine ? " Je n'étais pas encore
connu. L'autre me regarde et me dit : " Ce que vous me
demandez est surprenant, mais c'est si surprenant que j'accepte
! " J'ai alors réalisé une première
toile de 2x4 mètres. Sud-Ouest ne se fait pas
prier et, deux jours plus tard, un journaliste vient voir
cet excité qui peint au milieu des clients et des caddys.
La télé a suivi. J'avais commencé lundi
matin. Le mercredi suivant, Sud Ouest me consacrait
une demi-page. Le patron de Carrefour, ravi d'avoir si peu
dépensé pour une telle campagne de publicité,
organise un grand cocktail le samedi de la même semaine
avec de nombreuses personnalités et tous les pontes
de la région bordelaise. Voilà comment tout
a démarré. Au mois de janvier, je suis invité
par des banques, par des mairies pour peindre des toiles en
direct. Chaque fois, ma performance était relatée
par la presse. De nombreuses écoles venaient voir ce
que j'avais fait. En fin de compte, j'avais tout de même
réalisé 3000 croquis, 50 portraits et 40 pastels
à l'huile ! Un jour que je décrochai mes toiles,
le chef de cabinet du Président du Conseil Général
de Gironde s' approche de moi et me dit qu'ils sont intéressés
par mon travail. Nous nous sommes rencontrés. Ils ont
visité mon atelier puis m'ont proposé d'être
le représentant de la Gironde pour célébrer
le Bicentenaire. En deux coups de pinceau, j'étais
devenu peintre pour le Conseil Général. La gauche
était alors au pouvoir. Ils ont envoyé tous
les papiers nécessaires à la Mission du Bicentenaire
pour que je puisse obtenir le label. Et je l'ai reçu
la veille de mon exposition organisée au Tribunal de
grande instance de Bordeaux. J'ai également peint à
la porte de Versailles, au moment du salon du tourisme.
JLT
- Trouvez-vous que la peinture, aujourd'hui, est trop faite
ou a été trop longtemps faite par ceux qui sont
du genre, je vous cite, " à chialer devant
leurs toiles en peignant " ?
JCD - La société nous jalouse. Selon elle, le
peintre ne doit pas être heureux. Ca rassure la société.
Le peintre est un marginal. Si j'étais né il
y a un ou deux siècles ou même en 1900, je n'aurais
sans doute pas eu la même chance. Je suis un produit
actuel de la société. La presse et la télévision
parlent de toi car on t'a vu à tel endroit. Autrefois,
ce n'était pas le cas. Tout se passait dans des circuits
fermés et avant que tu n'atteignes l'échelle
mondiale ou que l'on découvre ton travail, il te fallait
des années. Le peintre était souvent déjà
mort. Aujourd'hui, tu réalises un événement
extraordinaire ; cinq minutes plus tard, le monde entier peut
voir ta gueule et savoir ton nom. Les données ont donc
changé. De la même manière, on explique
ainsi la création du succès ou de l'échec.
JLT
- Vous parliez des plasticiens. Vous n'avez jamais été
tenté d'élargir votre palette et d'aborder d'autres
domaines artistiques ?
JCD
- Non. J'aimerais beaucoup faire de la sculpture. Mais on
ne peut pas en faire n'importe où. La sculpture n'a
rien de pratique. Il faut entreposer la glaise, avoir un hangar.
J'en ai fait quand j'étais aux Beaux-Arts. Ca ne correspond
peut-être pas à ma nature. Cela dit, ma peinture
est faite d'ombre et de lumière, donc de volume : elle
est déjà pré-sculpturale.
JLT
- Quand on étudie le développement des nouvelles
technologies, des innovations
" visuelles " dans le cinéma, avec les installations,
en art contemporain, qu'est-ce qui fait aujourd'hui la spécificité
de l'art pictural ?
JCD
- La peinture est un artisanat mais, aujourd'hui, on veut
tout industrialiser. Certains réalisent des peintures
sur ordinateur. Pourquoi pas ? Ce n'est plus de la peinture,
mais une performance technique qui produit une image. Cette
image, on la retient ou pas. Par la suite, on peut retrouver
le programme, mais pas la pièce unique. Peindre une
toile et la réussir sans savoir pourquoi pose un problème.
Si les suivantes sont mauvaises, c'est que la première
était le fruit d'un accident. La peinture ne se contente
pas d'accidents mais suit un chemin. Pour ma part, je ne suis
pas encore allé au bout de moi-même. On peut
aller bien plus loin.
JLT
- Trouvez-vous que la folie et l'énergie dont vous
parlez se voient beaucoup plus sur une peinture que dans ces
arts techniques ?
JCD
- Ah, oui.
JLT
- Qu'est-ce qui différencie la peinture de ces arts
techniques ?
JCD
- Le geste, la volonté et une vision. Il faut aimer,
ne pas être au service d'une machine. La peinture est
humaine. L'art technique est déshumanisé. Il
entraîne même le dessin, voire la peinture, dans
son sillage. Faire des croquis devient un travail besogneux
puisqu'on peut faire une photo. Pourquoi dessiner alors qu'on
peut projeter une photo sur une feuille et en dessiner les
contours ? Voilà où on en est aujourd'hui. On
est donc dans le mensonge. Certains semblent savoir dessiner.
Ils se trompent en voulant tromper les autres.
 |
Propos
recueillis par Jean-Louis Tallon
Lyon - Juin 2002 |
(1)
Chouans ! (1988), film français de Philippe de
Broca, avec Philippe Noiret, Lambert Wilson, Sophie Marceau... |