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Virginie Despentes - Photo HorsPress Entretien avec Virginie Despentes

       A Bruxelles, hors de l'agitation médiatique dont elle a été l'épicentre après la sortie du livre et du film Baise-moi, Virginie Despentes, à l'occasion de la publication de son nouveau roman Teen Spirit, offre un visage sincère et bien éloigné des clichés véhiculés par la presse...

Jean-Louis Tallon - Dans un numéro récent du magazine Epok, vous avez joué le jeu des questions / réponses et déclaré que les interviews des journalistes vous agaçaient. Puis-je vous demander en quoi ?

Virginie Despentes - Je n'aime pas quand le boulot du journaliste est mal fait. Je ne suis pas ennuyée par les interviews elles-mêmes, mais dans le suivi des retranscriptions. Sur une heure et demie d'entretien, les journalistes se contentent d'en publier seulement les dix premières minutes. Pourquoi alors ne pas m'avoir interrogée pendant un quart d'heure ? Par ailleurs, je n'aime pas quand les réponses sont orientées. Ils sélectionnent dans vos propos ce qui les intéresse et, de ce fait, tronquent votre discours. Je ne suis pas non plus, il est vrai, d'un naturel très causant. Je préfère écouter les autres. Quand je rentre chez moi, je repense à tout ce que j'ai pu dire durant l'entretien et j'en suis minée : je me revois en train de parler et me demande pourquoi j'ai autant bavassé au lieu de me taire. En même temps, je suis contrainte de parler. N'est-ce pas le jeu forcé de l'interview ?

JLT - Quelles lectures vous ont marquée étant enfant ou adolescente ?

VD - Autant en emporte le vent, que j'ai lu à douze ans. A l'adolescence, les Nourritures terrestres, de Gide, m'ont, sans raison apparente, carrément décroché la tête. Enfin, je me souviens avoir adoré les livres de Sartre, et notamment son théâtre. Sans oublier Antigone d'Anouilh qui m'avait fascinée quand j'avais treize ou quatorze ans.

JLT - Beaucoup de théâtre, donc…

VD - Oui. Un de mes profs de français avait tenté de nous sensibiliser à la littérature. Il nous avait fait découvrir Aragon, Rimbaud, Butor et un grand nombre d'auteurs de théâtre. Il m'a ouvert la voie de la littérature et, en un sens, a changé ma vie. J'ai suivi sa classe deux ans de suite, en 4ème et en 3ème. Il s'appelait Roger Miller. Auparavant, les bouquins, pour moi, s'achetaient dans les supermarchés. J'adorais lire, mais je ne m'intéressais à aucun auteur, ni à aucune école en particulier. Je restais curieuse. Je me cultivais afin de savoir qui avait écrit quoi. Mais la littérature ne me semblait pas être quelque chose de crucial. Ce professeur m'a enseigné le contraire. Aujourd'hui, j'aime bien écrire des dialogues. Peut-être est-ce d'avoir lu autant de pièces de théâtre quand j'étais adolescente ? A cet âge-là, chaque lecture compte.

JLT - Pourquoi avez-vous éprouvé le besoin d'écrire ?

VD - Je suis fille unique. Je crois avoir toujours beaucoup écrit, notamment des lettres. Je parle peu. Je communique plutôt par écrit. Mais tout s'est déclenché en 1993 quand j'ai souffert d'une allergie cutanée. Je suis retournée chez ma mère pour me faire soigner et rester quelques temps en convalescence. Peu de temps après, mes parents sont partis en vacances et m'ont laissé seule. C'est à ce moment-là que j'ai écrit Baise-moi. J'aurais pu faire un collage, cela revenait au même. Je n'ai jamais réalisé que ce livre allait être si important. Heureusement pour moi.

JLT - Comment s'est déroulée votre enfance ?

VD - Bien. Mais en solitaire. Mes parents vivaient ensemble. Ils étaient tous les deux militants CGT et socialistes jusqu'en 1981… [rires]

JLT - Vous êtes née à Nancy ?

VD - Oui. J'y suis restée jusqu'à l'âge de dix-sept ans.

JLT - Despentes est réellement un pseudo ?

VD - Oui. C'est en référence au quartier " des pentes " de la Croix-rousse, à Lyon.

JLT - Quelle impression gardez-vous de Lyon ?

VD - Excellente.

JLT - Vous vivez à Paris maintenant ?..

VD - Oui. Je suis partie de Lyon à 24 ans, mais j'en ai gardé un très bon souvenir. J'aimais bien les groupes musicaux de Lyon, comme les Parkinson square, notamment. La période 17-24 ans reste mémorable. Dans ces âges-là, on est à la fois indépendant et imperméable au temps qui s'écoule. On est très grégaire.

JLT - Dans quel quartier habitiez-vous ?

VD - Rue de l'annonciade. Un endroit très sympa… J'en ai un bon souvenir. J'ai eu du mal, par la suite, à m'adapter à Paris.

JLT - Le nom de la petite de votre roman Teen Spirit a-t-il un rapport avec le nom de votre ville de naissance : Nancy ?

VD - Non. Au début, il s'agissait d'un jeu de prénoms foireux. Le père devait s'appeler Saïd. Cela aurait donné Saïd et Nancy, en référence à Sid et Nancy. J'ai commencé à écrire quelques pages avec ce premier prénom. Mais j'ai fini par craindre un nouveau scandale dès la sortie du livre. Je n'en avais pas besoin. En France, la question des beurs reste vraiment tabou. Si l'on en parle, il faut le faire avec des pincettes. Je le ferai peut-être un jour. Mais pas tout de suite. Pas après Baise-moi, livre et film confondus.

JLT - Avez-vous été du genre à remettre l'écriture de romans au lendemain, comme le personnage de Bruno ?

VD - Oh, oui. Pendant plus d'un an et demie, je souhaitais me consacrer à l'écriture d'un bouquin. Chaque soir, je me décidais à le commencer dès le lendemain matin, avec l'impression qu'il allait être sacrément bien. Et, tous les jours, je remettais ces bonnes résolutions au lendemain. Et bien sûr, pendant ce temps là, le livre n'avançait pas.

JLT - Votre personnage principal est masculin. Est-ce caractéristique de ce que " l'émancipation des femmes [ait] dévirilisé, fragilisé les bonshommes " ?

VD - Non. C'est une caractéristique de l'écriture. On peut se glisser dans la peau de personnages qui ne nous ressemblent pas. C'est un des bons côtés de l'écriture. C'est ludique. Dans Baise-moi, c'était vraiment drôle d'endosser le rôle de meurtrières, comme, dans Teen Spirit, celui d'un homme… [rires]… si, si, je vous assure… Dès que je me suis mise dans la peau de Bruno, j'ai écrit mon dernier roman sans problèmes. La règle du jeu devenait plaisante. Les écrivains-hommes l'ont toujours fait. Pourquoi pas nous ? Et sans pour autant être agressive.

JLT - Pourquoi avoir décidé de conclure votre roman sur les attentats du 11 septembre 2001 du World Trade Center ?

VD - Parce qu'ils m'ont, comme beaucoup, vraiment marquée. Je devais en parler d'une manière ou d'une autre. C'était évident. Teen Spirit porte un regard sur notre époque et le 11 septembre symbolise bien son côté " fin du monde ". Par ailleurs, l'événement me permettait de dater mon récit par rapport à l'euro. [rires] J'ai écrit ce livre entre 2001 et 2002. Je ne pouvais pas parler des euros comme si j'en avais toujours eu en poche.

JLT - Dix mois après ce 11 septembre, avez-vous le sentiment que le vieux monde s'est vraiment écroulé ?

VD - Oui. Notamment, après le résultat des élections en France et l'arrivée de Le Pen au 2ème tour de la Présidentielle. C'est un cauchemar ! Il y a dix ans, on aurait trouvé ça inimaginable ! Cela dit, je comprends qu'il soit plus excitant que les autres dans la tête des électeurs. Il a du charisme. Et où est la gauche ? Qui est en face ? Personne ! Non, en ce moment, je crois que la situation dérape et je ne sais pas pour combien de temps. Peut-être est-ce le seul moyen de réveiller les consciences ? Cela dit, il ne faudrait pas en payer le prix fort…

JLT - Si le thème de Teen Spirit s'éloigne de vos précédents livres, et est beaucoup moins trash, vous conservez néanmoins cette écriture de " lascarde ".

VD - [rires]

JLT - Cette écriture est-elle un parti pris d'esthétique non-bourgeoise ?

VD - Non. Je ne peux pas écrire autrement. C'est le résultat d'un vrai travail…

JLT - On a parfois l'impression, en lisant votre roman, que vous pourriez écrire un livre de bon ton…

VD - Non. Je n'y parviendrais pas. Le livre serait mauvais. Je risquerais d'écrire un bouquin très médiocre. Mon style me correspond tout à fait. Il me ressemble et me permet de raconter facilement mes histoires. Chose que je ne pourrais pas faire si j'épurais ou si j'essayais d'être plus " clean ". D'autres écrivains le font très bien. Et puis, je n'ai pas suffisamment de bases classiques.

JLT - Pourquoi dîtes-vous que l'époque " n'épargne pas les innocents ? "

VD - C'est vrai, me semble-t-il. Notre époque est brutale et barbare. Aujourd'hui, plus que jamais, c'est la loi du plus fort. Par exemple, j'ai lu un livre qui nous explique comment Coca cola, dans son plan marketing et dans la formation de ses équipes, cherche à mieux s'attaquer aux gamins et à leurs faire boire davantage de Coca. Ils en boiront, du moins l'espèrent-ils, jusqu'à la fin de leurs jours. C'est plus rapide et efficace que d'essayer de changer la consommation des trentenaires. On s'attaque donc aux gamins de moins de douze ans ! Que faut-il en penser ? D'abord, le Coca n'est pas une bonne boisson, mais le procédé marketing est surtout ignoble. De même, on leurs vend du " Britney Spears " : cette fille, habillée comme une pute, est présentée comme catholique et pucelle. Quel paradoxe ingérable pour des gamins ! Une soi-disante chrétienne qui vend, de manière insidieuse, le sexe le plus hardcore. On est en train de bousiller la tête de nos enfants à vitesse grand v.

JLT - Vous êtes née en 1969. Quelle différence y a-t-il entre votre époque et celle d'aujourd'hui ?

VD - La situation a dérapé. Toutes les graines étaient déjà semées, avaient commencé à germer quand j'avais 15 ans. Mais on n'était moins matraqué par la mode ou par la télé. J'ai vu émerger tout cela. Il y avait par ailleurs moins de foyers divorcés, malheureux ou déstabilisés. Certes, le chômage était déjà là. Les gens n'avaient pas de boulot. Mais ça n'avait quand même rien à voir. On s'intéressait moins aux adolescents. Quand j'avais une quinzaine d'années, la télé nous laissait relativement tranquille. Maintenant, les gamins la connaissent et elle s'adresse à eux de sept heures du matin à minuit, relayée par la radio et les journaux. Ils sont terriblement convoités.

JLT - L'écrivain grec Athanase Chimonas expliquait, lors d'une interview, qu'il sentait que la jeunesse grecque voulait se révolter contre l'ordre établi, faire la révolution, selon l'expression consacrée, mais que personne ne savait comment s'y prendre, ni sur quoi s'appuyer. Pensez-vous que ce soit la même chose en France ?

VD - Oui…

JLT - Pensez-vous qu'il y ait un certain ras-le-bol, qui peut d'ailleurs prendre des formes extrêmes, comme on a pu le voir avec l'élection présidentielle ? Pensez-vous que l'on manque de théorie pour mener une véritable action ?

VD - Oui. Il n'y a aujourd'hui ni pensée, ni buts, ni mouvements. Et ceux qui s'expriment prônent un retour à l'ordre. A force d'avoir répété, en France, que les utopies étaient mortes une fois pour toutes, il y a aujourd'hui un manque. Il faut donc travailler son imagination. Selon certains, il ne fallait plus parler politique durant les années 90. On en fait les frais aujourd'hui. A force de ne plus avoir fait de politique, on a laissé le champ libre à ceux d'en face. Reste à savoir si, de notre côté, on est encore nombreux. J'ai été choquée de voir les gamins défiler pour Jacques Chirac, de voir à quel point ils ne réalisaient pas qui il était vraiment. A mon avis, ils n'ont pas très bien compris que le système libéral, quoi qu'on en dise, rend tout le monde malheureux.

JLT - La littérature est-elle, selon vous, le dernier rempart contre ce que vous décrivez ? Est-il plus facile de pervertir la musique ou le cinéma ?

VD - La littérature ne produit heureusement pas autant d'argent que le cinéma et la musique. Les dirigeants de tous bords s'y intéressent donc beaucoup moins. Par exemple, Universal a essayé de racheter une ou deux maisons d'éditions, avant de les revendre aussitôt : ce n'était pas assez rentable. L'édition, en France, est encore contrôlée par les vieilles familles aristocratiques. C'est paradoxalement un bienfait. Je n'aime pas ces gens-là. Mais, au moins, ils ne prônent pas le libéralisme à tout crin. Du coup, la littérature résiste. Mais pour combien de temps ? Certains trucs, on le voit, sont encore possibles en littérature, comme sortir un livre de Patrick Henry. Aucune maison de disque ne signerait avec un type de cet âge-là, aussi caractériel et dangereux. La littérature est l'un des derniers bastions mais elle n'est pas la seule à résister. Les musiques punk et rock persistent et signent. Même si ce n'est plus de la musique actuelle, les disques restent dans les mémoires et, dans trente ans, ils pourront peut-être encore influencer les gens. Mais méfiance ! A mon avis, les curées et les nettoyages culturels sont à venir. La société risque de contrôler et verrouiller encore davantage nos libertés. Elle a déjà commencé pour des choses minimes.

JLT - Selon vous, l'écrivain n'est-il pas contraint, malgré tout, de jouer un jeu dangereux en s'exprimant à la télévision ou à la radio, en étant, en somme, médiatisé comme il ne l'a jamais été auparavant ?

VD - Oui. La situation de l'écrivain est aujourd'hui totalement schizophrénique. Le système médiatique, à force, dégénère l'image et le message, par voie de conséquence. Et pourtant, dans dix ans, plus personne ne se souviendra de mes passages à la télé. En revanche, mes bouquins existeront toujours. Mais le rôle à tenir est effectivement dangereux. Pour ne pas en être victime, il ne faut pas vivre de sa plume. Ou alors, il faut s'assurer que l'éditeur veuille continuer à éditer ses livres, et donc se plier davantage à ses exigences et au marché. Et là, on rentre dans un rapport de force constant. Pour l'instant, Grasset me fait confiance parce que tous mes livres sont des succès. Mais si je n'étais pas connu, ils ne publieraient ni Teen Spirit, ni Baise-moi, ni quoi que ce soit. Bref, tout cela est très compliqué et dangereux. Et dans cette médiatisation généralisée, on perd de vue le plus important : le livre. Comme si l'on avait demandé à Flaubert de venir faire le mariole à la télé… Par ailleurs, la médiatisation privilégie les bêtes de télé. Les livres de Houellebecq sont très bons. Qu'il soit à l'aise à la télévision l'aide à vendre beaucoup plus de livres. Cela dit, il n'a pas besoin des talk-shows pour que ses livres soient bons. Encore une fois, les écrivains ne sont pas faits pour parler. Ce n'est pas leur travail.

JLT - Quand vous utilisez des termes tels que " foutre ", " putain ", " chiante "… est-ce pour choquer les consciences bourgeoises, " mordre au travers " de la langue française ou par simple jeu ?

VD - C'est naturel chez moi. Je ne me pose pas la question. Je suis comme ça. Je suis pas restée assez longtemps à l'école pour écrire " comme il faut "…

JLT - Ecrivez-vous d'un trait ?

VD - Oui et je corrige beaucoup. Je relis plusieurs fois. J'ai tout intérêt car le premier jet n'a rien de… [rires]

JLT - Où et quand écrivez-vous ?

VD - Quand il faut. Je prends souvent des notes. J'ai écrit mes deux derniers romans pour respecter la deadline. A ce moment-là, j'écris… sans me poser de questions. Une seule chose compte : finir et rendre le manuscrit. Je n'arrive pas encore à travailler autrement que dans l'urgence. Auparavant, j'aimais bien écrire dans les bars. Aujourd'hui, je ne le fais plus. On pourrait croire que je me la joue [rires].

JLT - Ecrivez-vous à l'ordinateur ?

VD - Maintenant, oui. Auparavant, j'écrivais sur des cahiers ou sur des feuilles et je recopiai à l'ordinateur.

JLT - Votre écriture en a-t-elle modifiée ?

VD - Oui. On écrit plus vite. La main ne se fatigue pas. On visualise beaucoup mieux la page. Mais il me faudrait, un jour, réécrire un livre à la main pour voir en quoi mon écriture a changé. [rires]

JLT - Comment avez-vous expliqué le succès de Baise-moi ? C'est parce qu'il y avait du sexe ?

VD - Oui. Les ventes ont certainement été multipliées par deux. D'autre part, au moment où j'ai écrit Baise-moi, d'autres auteurs ont fait leur apparition sur la scène littéraire. Le roman français se renouvelait. Il y avait dont un mouvement global qui m'a permis d'être mieux remarqué. Une brèche s'était ouverte et je m'y suis engouffrée. Le circuit de la littérature, en France, contrairement aux apparences, est en effet très fermée. Par ailleurs, beaucoup de gens avaient aussi, je crois, envie de lire une histoire comme celle que je développe dans Baise-moi.

JLT - Il y avait une attente…

VD - Peut-être pas. Mais le livre comblait un vide. Il y avait entre moi et un grand nombre de personnes, des références communes.

JLT - Baise-moi est-il, selon vous, un bouquin générationnel ?

VD - Je ne m'en rends pas compte.

JLT - Quel regard portez-vous sur la littérature française actuelle ?

VD - Il se passe aujourd'hui des phénomènes intéressants...

JLT - Oui, mais ne trouvez-vous pas qu'elle manque d'ambition, par comparaison aux écrivains que vous évoquiez au début de notre entretien : Sartre, Anouilh ou Gide ?

VD - De toute manière, on n'est plus aussi bien éduqué. Il y a trop de faits aujourd'hui, trop d'informations. Même si c'était déjà le cas à l'époque de Sartre, c'est sans rapport avec ce qu'il s'est passé ces vingt dernières années. Comment peut-on les assimiler dans une seule tête ? Et l'éducation n'est plus aussi bonne, je crois…

JLT - Vous voulez dire que la scolarité est moins bonne ?

VD - Oui. Nos esprits sont moins bien construits, me semble-t-il. La télé ne respire pas l'intelligence, non plus. Quant à savoir si la littérature française manque d'ambition… Je ne ne suis pas vraiment d'accord. Prenez les livres de Maurice Dantec. Personnellement, je les apprécie peu, car ils sont trop sombres. Mais, selon moi, ils ne manquent pas d'ambition. Même chose pour Houellbecq. Marie Darrieussecq, quant à elle, est jeune et prometteuse. Ses bouquins auront peut-être encore plus de portée quand elle aura une cinquantaine d'années… Non… La littérature française n'a pas à s'en faire. Pas plus que la littérature britannique, de veine pop rock, qui est également très séduisante et ambitieuse.

JLT - Avez-vous rencontré beaucoup d'hostilité à votre égard dans le milieu
littéraire ?

VD - Beaucoup de mépris. Maintenant, aussi. Mais heureusement moins parce que j'ai écrit quatre livres. La plupart des écrivains n'avaient pas l'habitude de voir débarquer une personne comme moi. Je crois qu'ils ne savaient même pas que ça existait. Sérieux… Au début, ils ont cru que j'étais forcément une imposture et que je prêtais mon visage à une autre femme, type " bac + 7 ". Une personne qui n'avait pas été à l'école ne pouvait pas s'attaquer à l'écriture, et à tous ces jeux abstraits. Par ailleurs, le succès a suscité des jalousies.

JLT - Vous avez été nourri de rock, de musique punk… Pensez-vous que la gravité et la violence de vos romans est symptomatique de cette génération " sacrifiée ", qui avait dix-huit ans dans les années 80, et qui fut entre autres chose, marquée par le chômage et du SIDA ?

VD - Oui, absolument. C'est la génération post-miterrandienne. Ceux de ma génération craignent d'être sacrifiés à n'importe quel moment, de ne pas trouver leur place dans la société, de pas avoir d'avenir. Contrairement à ceux de 68 qui étaient animés par la révolte et l'espoir.

JLT - Je sais que vous avez souffert - et à juste titre - de l'affaire autour de votre film Baise-moi. Envisagez-vous de refaire un film et pas seulement une adaptation de vos romans ?

VD - Oui. Coralie [Trinh-Thi] et moi envisageons de prolonger notre collaboration et de réaliser un sitcom, car nous nous entendons bien. Mais rien n'est fait. Nous sommes encore loin d'avoir trouvé des financements. C'est un projet. Néanmoins, il est évident que je réaliserai de nouveau des films. D'autant que j'ai appris à travailler la vidéo et le montage par ordinateur. J'ai envie de bosser avec certaines personnes. Maintenant, c'est aussi une question d'énergie et de courage. J'ai besoin de me remettre de deux ou trois frayeurs. Mais je ne pense pas refaire d'adaptations. Baise-moi était un cas particulier. Les droits avaient déjà été achetés et je me suis retrouvée contrainte de le faire. J'avais en effet rencontré Gérard Krawckzick qui devait, au départ, réaliser le film. Mais j'ai vu dans quel esprit il voulait tourner l'adaptation, le casting qu'il s'apprêtait à engager : rien ne me convenait. Heureusement, il s'est engueulé avec les producteurs. J'en ai alors profité pour reprendre la réalisation du film.

JLT - Nous sommes aujourd'hui à Bruxelles. J'aimerais vous demander votre avis sur tel ou tel artiste belge. Et je commencerai avec Jacques Brel…

VD - J'aime bien ses chansons. Mais je n'ai jamais été une fan.

JLT - Hergé ?

VD - Je n'ai jamais accroché. J'ai bien compris que c'était formidable. Tout le monde le dit. Mais moi… Cela dit, j'aime bien la bande dessinée. Le producteur de Baise-moi voulait racheter les droits de Tintin pour en faire une adaptation. Mais depuis mon film, il n'a rien obtenu.

JLT - Henri Michaux ?

VD - Sa poésie est pour moi une source d'inspiration.

JLT - Et quel recueil en particulier ?…

VD - Celui sur la drogue et Un certain Plume. Sa poésie m'émeut et me transporte. Toutes ne me font pas cet effet là. La poésie est, selon moi, l'art suprême. Contrairement aux autres genres, elle nous touche sans que l'on sache finalement pourquoi. D'une certaine manière, c'est au-delà du sens. Comme en musique.

JLT - Simenon ?

VD - Je ne connais pas bien…

JLT - Aimez-vous marcher ou flâner ?

VD - Oui. C'est l'un des bons côtés de Paris. Vous pouvez marcher et découvrir, en changeant de quartiers, une multitude de paysages urbains.

JLT - Et vous passez beaucoup de temps, paraît-il, au téléphone…

VD - C'est vrai. Notamment avec Coralie, avec qui je peux discuter au moins deux heures chaque jour. Mais, parfois, je téléphone tellement que je ne vois pas passer le temps. Il est déjà huit heures du soir et je n'ai toujours pas travaillé.

JLT - Quelle impression gardez-vous de vos jobs alimentaires ?

VD - La peur de manquer d'argent et d'avoir à retourner bosser pour des petits chefs mesquins, méprisants et bêtement dirigistes.

Propos recueillis par Jean-Louis Tallon
Bruxelles - mai 2002


Virginie Despentes - Photo HorsPress

 

 

 


Baise-moi (1993)
les Chiennes savantes
les Jolies choses (1998)
Mordre au travers (2001)


le site des éditions Grasset

 

 

 

 
 
 
 
 

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