Le créateur d'Alix et de Lefranc nous fait
revivre en quelques mots sa carrière, les coulisses surprenantes
du journal Tintin et des studios Hergé et nous parle
de ses projets. A 75 ans, Jacques Martin reste plus que jamais
au premier plan de la bande dessinée européenne.
Jean-Louis
Tallon - Pour quand est prévu le prochain Alix ?
Jacques
Martin
- Pour
septembre, si tout va bien. Ce nouvel album s'intitule la
Chute d'Icare. J'aime beaucoup ce titre. L'histoire s'inspire
d'un fait authentique qui s'est déroulé en Grèce en 300 avant
JC et raconte la prise de la ville d'Icarios par des pirates.
Ceux-ci miment, nus, la chute d'Icare, de façon à attirer
la foule aux remparts pour s'amuser du spectacle et, pendant
ce temps là, l'autre
moitié des pirates prend la ville à revers. Et c'est Arbacès
qui les guide.
JLT
- Arbacès est donc de retour...
JM
- Oui... Sinon, je
prépare déjà un autre Alix intitulé le Fleuve de Jade.
L'histoire se déroule entre Alexandrie, la Haute-Egypte, la
ville de Méroé et les chutes du Zambèze. Le fleuve de Jade
est un bras du Nil dont l'eau, à l'époque était complètement
viciée, à cause des déchets des mines de cuivre qui
s'y déversaient. Quand les gens s'y baignaient ou traversaient
le fleuve, ils s'empoisonnaient et mouraient. Quant à Lefranc,
un nouvel album, la Colonne, doit sortir d'ici un mois
environ. Cette fois, l'histoire, inspirée de faits
réels, se déroule au Cambodge et traite du trafic des
œuvres d'art khmers. Il y a là-bas des faux qui sont, d'après
les antiquaires, très difficiles à distinguer des vrais car
les faussaires récupèrent des pierres de haute époque et reconstituent
des statues. Il est alors impossible de savoir si la sculpture
a quinze jours ou cinq siècles ! C'est un trafic insensé !
JLT
- Pour ce nouvel épisode de Lefranc, êtes-vous allé
sur place ?
JM - Non, mon médecin me l'a interdit, car j'ai
eu de gros problèmes de santé. Pourtant, je voulais m'y rendre.
J'avais déjà pris mes billets... J'ai eu cependant la chance
de rencontrer une jeune femme faisant partie de Médecins Sans
Frontières et comme elle devait rejoindre son mari au Cambodge,
elle m'a proposé de m'envoyer une cassette vidéo des
lieux où je souhaitais faire évoluer mes personnages.
En tirage de tête, l'album proposera d'ailleurs des illustrations
supplémentaires sur le Cambodge. Car c'est tout de même un
pays étonnant !
JLT
- Votre scénario a-t-il été modifié par rapport aux documents
qu'on vous a envoyés ?
JM - Un peu. J'avais des documents sur le temple
d'Angkor mais pas sur la vie là-bas. Il y a beaucoup de motos,
de pétrolettes et personne n'a de casque. C'est typique et
amusant. Ils transportent des matelas, des choses énormes…
Vous avez aussi les cigarettes " Alain Delon ". La plupart
des gens ignore qu'il est le roi de la cigarette en Asie du
sud-est. Les cambodgiens organisent des visites très rigoristes
du temple d'Angkor mais dès que vous dépassez cette zone touristique,
c'est n'importe quoi. Sans oublier le danger des mines ! Je
montre tout cela dans l'album. Bien entendu, Axel Borg y joue
un rôle important. Lui, dès qu'il y a un trafic quelque part…
mais il sauve Lefranc. Par intérêt, naturellement…
JLT - Axel Borg n'est donc pas aussi mauvais qu'" Olrik
", le méchant des Aventures de Blake et Mortimer ?
JM - Il est moins irrécupérable que lui, oui. Axel
Borg fait partie de cette catégorie de gens que l'on appelle
les " hommes à fric ". Une seule chose l'intéresse : l'argent...
Il se fiche du pouvoir. Et s'il sauve Lefranc, c'est uniquement
par intérêt. Par amitié, aussi. Après tout, ce sont de vieilles
relations.
JLT - Borg a un peu le look du gentleman cambrioleur.
JM - C'est un peu ça. Elégant et chevaleresque.
JLT - Comment vous est venue l'idée du personnage d'Alix
?
JM - A l'époque, je travaillais à Bruxelles dans
le secteur de la publicité. Un jour, quelqu'un m'a dit d'aller
voir deux rues plus loin car un nouveau journal allait sortir
: le journal Tintin ! Mon sang n'a fait qu'un tour
! Je suis allé voir la direction. Raymond Leblanc m'a reçu
tout de suite et m'a demandé de faire un projet d'histoire.
Quand je suis rentré chez moi, je me suis dit qu'il fallait
faire quelque chose d'exceptionnel. C'était la chance de ma
vie !
JLT - Raymond Leblanc vous avait-il dit ce qu'il devait
y avoir dans le premier numéro ?
JM - Oui, j'avais vu la maquette. Avec Tintin,
comme " histoire clef ". A l'époque, c'était la BD-référence.
A tel point qu'auparavant, je m'étais présenté chez plusieurs
éditeurs et chaque fois on m'avait demandé de faire du Tintin.
C'était casse-pied. On vous demande toujours le succès d'avant-hier,
pas le succès d'après-demain. Moi, je voulais faire autre
chose. J'ai donc présenté le projet d' " Alix ". Raymond Leblanc
s'est emballé. Dès que Tintin augmenterait son nombre de pages,
ils publieraient Alix. Je n'y ai pas cru. J'ai tout
de même fait une page " prototype " et je suis parti en vacances
chez ma mère. Elle avait une maison dans les Vosges. A peine
arrivé là-bas, je reçois un télégramme me demandant de rentrer
d'urgence à Bruxelles parce que le journal Tintin démarrait
Alix ! Il m'a fallu repartir ! Et à l'époque, en 1946,
les voyages étaient pénibles ; il fallait sans cesse changer
de train. De retour à Bruxelles, Raymond Leblanc me demande
où en est la série. Je lui réponds : " Nulle part !
" et lui propose de me rendre la première page - je ne la
trouvais pas bonne - pour la recommencer. Mais il n'en était
plus question : elle était déjà à l'imprimerie. J'ai commencé
Alix sans savoir où j'allais, mais je savais en revanche
d'où il provenait. J'avais inventé ce personnage parce qu'il
était le résumé de mes lectures sur l'Antiquité.
JLT - C'est quoi un bon personnage ?
JM - Ah ! Bonne question, à laquelle il est difficile
de répondre. Un bon personnage est celui auquel le lecteur
peut s'identifier. Quelle que soit sa forme. Même si c'est
une caricature… s'il est humain, si on se reconnaît en lui,
c'est gagné, le personnage fonctionne. Parfois, un personnage
peut même vous échapper. Le lecteur s'y identifie tellement
que cela dépasse la volonté de l'auteur. Hergé s'est trouvé
piégé avec le personnage du capitaine Haddock. Au début, Haddock
était surtout une crapule. Et pourtant, contre toute
attente, le public l'a adopté. Hergé s'est alors senti
obligé de le maintenir. La même chose m'est d'ailleurs arrivée
avec Arbacès. A tel point que certains lecteurs me demandaient
de dessiner autant Arbacès qu'Alix. Ce qui me vexait un peu…
JLT - Et la même chose est arrivée avec le personnage
d'Enak, je crois ?
JM - Absolument. Enak m'a été imposé par le public.
La société Raymond Delègne va sortir une reproduction d'Alix
en miniature. Mais ils commencent déjà à fabriquer Enak parce
que tous les commerçants leurs réclament les deux personnages.
Ils sont devenus indissociables. Après le Sphinx d'or,
j'ai commencé l'Ile maudite sans y mettre Enak. La
direction du journal Tintin, voyant qu' Enak n'était
pas dans cette histoire, m'a alors téléphoné et m'a prié,
par crainte d'émeutes, de "parachuter ce personnage".
C'est l'expression qu'ils ont employée. J'ai été d'abord surpris
mais je me suis exécuté. J'étais jeune, j'avais 25 ans. D'ailleurs,
vous n'avez qu'à relire l'Ile maudite. Enak surgit
comme par miracle. C'est le public qui a choisi ce personnage,
pas moi. Mais ça ne m'a pas trop dérangé car il est intéressant.
JLT - A quel moment avez-vous pensé que vous feriez
de la bande dessinée ?
JM - A douze ans. A ce moment-là, j'habitais Châtenay-Malabry,
au sud de Paris. Je prenais des leçons de piano à Sceaux.
Et un jour, en passant devant un patronage, j'entends " que
le grand cric me croque " ou quelque chose de ce genre.
J'entre et je vois des images qui défilent. C'était les films
fixes d'Hergé, tirés des albums de Tintin. C'est là
que j'ai su que je voulais devenir dessinateur de bande dessinée.
Mes parents étaient contre. Pour eux, j'étais fou. C'était
comme si j'avais demandé d'être fil-de-fériste. A l'époque,
vouloir faire de la bande dessinée, c'était complètement idiot,
stupide, ça ne correspondait à rien. Mais j'ai toujours gardé
ça en moi. Après la guerre, j'ai voulu me lancer dans la BD.
Je suis allé voir des éditeurs parisiens et tous m'ont dit
: " Mais pourquoi voulez-vous faire de la BD ? Ca n'a aucun
avenir ! " Seul un directeur de chez Gründ m'a dit d'aller
en Belgique car c'était bien le seul endroit où ça pouvait
marcher. J'y suis allé pour trois semaines, j'y suis resté
trente cinq ans.
JLT - Quels dessinateurs vous ont influencé ?
JM - Tout le monde et personne. On s'est influencé
les uns les autres. Moi, j'ai apporté, je crois, aux autres
dessinateurs de mon époque, le souci de la perspective et
du décor. Edgar P. Jacobs a apporté la couleur et un certain
rythme d'histoire, même si au début il a eu d'énormes difficultés
dans le découpage. Hergé a apporté son expérience et ses façons
de faire. Il nous a surtout donné de bons conseils sur les
contrats, parce qu'on se faisait un peu voler à l'époque.
Il n'y avait aucune concurrence entre nous : on s'entendait
très bien, on s'entraidait, on avait de l'admiration les uns
pour les autres, on était une bande de copains !
JLT - Qu'est-ce qui fait selon vous la qualité d'un
scénario ?
JM - Le travail et l'originalité. Je reproche à
beaucoup de jeunes dessinateurs de ne pas assez s'occuper
du scénario. Je suis comme Gabin qui disait à peu près ceci
: " Un bon film, c'est un bon scénario, et surtout, principalement,
un bon scénario ". C'est finalement assez juste. Vous
pouvez voir un film mal fichu, mais si le scénario est bon,
vous allez aimer. Si vous allez voir un film " esthétique
", où les acteurs penchent la tête [il mime, ironique],
avec de superbes images, mais un scénario à la gomme, vous
ne suivez pas. Le cinéma est victime de l'indifférence du
public parce qu'il y a peu de bons scénarios. C'est toujours
le thème du mari, de la femme, de l'amant que les réalisateurs
déclinent depuis des années…
JLT - Pensez-vous que le cinéma américain soit plus
inventif ?
JM - Je vais poser la question autrement. Les réalisateurs
français sont-ils capables de faire des films comme Retour
vers le futur ou les Aventuriers de l'arche perdue
? Ce cinéma-là est merveilleux, fantastique, abusif à
certains moments, tirant sur des ficelles énormes, mais il
est réjouissant. Et Autant en emporte le vent… Quel
chef d'œuvre ! Je troquerais bien une grande partie de mes
albums pour un tel livre. C'est un chef d'œuvre scénaristique.
Margaret Mitchell n'a fait qu'un livre, mais quel livre !
Il vaut mieux une histoire moyennement dessinée avec un scénario
prenant que l'inverse. Aujourd'hui, on voit des choses très
bien dessinées, mais ce qu'on lit est vide. Pour ma part,
j'ai toujours cherché à construire mes histoires de manière
rigoureuse. Aujourd'hui encore, il m'arrive de recommencer
plusieurs pages de scénario. J'en ai encore jeté quatre l'autre
jour. Et pourtant, elles étaient presque finies !
JLT - Aujourd'hui, Raphaël Moralès dessine le personnage
d'Alix, Christophe Simon, celui de Lefranc. Pourquoi avoir
laissé vos personnages à ces jeunes dessinateurs ?
JM - J'ai un problème de vue. J'ai attrapé la macula
qui est une maladie des yeux il y a environ huit ans. Depuis,
j'arrive encore à dessiner, à travailler avec l'aide d'appareils
optiques, mais pour ce qui est de repasser à l'encre et de
finir un dessin ? Impossible ! Je dessine encore un peu mais
c'est plus instinctif, et ça aide Raphaël et Christophe à
comprendre ce que je souhaite. Je continue à surveiller la
construction de l'image. J'ai vraiment eu de la chance de
former ces jeunes.
JLT - Quel âge ont-ils ?
JM - Moralès a 32 ans, Christophe en a 26. Et j'ai
comme ça toute une gamme de collaborateurs.
JLT - Au fond, c'est un studio " Martin " ?
JM - Non, chacun travaille chez soi. Ils viennent
me voir, on discute un certain temps, ils repartent et reviennent
deux jours après pour me montrer leur travail. La Belgique
a cet avantage. C'est un petit pays où il y a un très grand
nombre de dessinateurs et les distances sont couvertes facilement.
J'ai donc plusieurs dessinateurs : Jacques Denoël, Vincent
Henin, Cédric van Herweige, et Olivier Paques, qui a 22 ans.
JLT - Oui, mais ces collaborateurs s'occupent de la
couleur, de l'encrage, du lettrage… Raphaël Moralès et Christophe
Simon dessinent aujourd'hui VOTRE personnage. Vous n'avez
pas éprouvé un certain déchirement au début ?
JM - Non, car j'ai toujours fait ça. Roger Leloup,
le créateur de Yoko Tsuno, a été mon premier
collaborateur. Il est venu chez moi à l'âge de 15 ans. J'ai
même demandé à ses parents de me signer une lettre
où ils me déchargeaient de la responsabilité de lui "casser"
ses études. Ses parents avaient trouvé qu'il apprenait plus
chez moi qu'à l'école ! Roger [Leloup] m'a beaucoup aidé car
j'accumulais les tâches : je travaillais sur Alix,
Lefranc et également sur Tintin.
JLT
- Ces jeunes dessinateurs, ça ne leur a pas posé de problèmes
au début de sacrifier leur énergie pour un personnage qui
ne leurs appartenait pas vraiment ?
JM - Non, car ils sont venus me voir spontanément.
Ce n'est pas comme si j'avais fait paraître une annonce "
cherche dessinateur… " et que quelqu'un vienne me voir
sans réelle motivation. Ils m'ont présenté leurs dessins,
m'ont proposé de travailler pour moi car ils aimaient mes
BD. Ca été le cas de tous, je n'en ai cherché aucun.
JLT - Pour les scénarios, vous ne voulez pas de collaborateurs
?
JM - Ah non. J'ai tellement d'histoires à raconter
! J'en ai fait la liste. J'ai écrit des résumés qui
serviront à mes successeurs. Laisser le scénario à quelqu'un
d'autre, aujourd'hui, c'est impensable !
JLT - Quelle est la différence entre votre système
de travail à vous, maintenant que vous avez tous ces collaborateurs,
et celui qu'il y avait à l'époque du studio Hergé ?
JM - C'est très différent. Quand je suis entré
au studio Hergé, Tintin était prééminent sur le marché
des albums. La preuve : en 1950, mon neveu m'avait demandé
d'acheter autre chose que du Tintin. Je n'ai pas trouvé.
JLT - Même pas un album de Blake et Mortimer
ou d'Alix ?
JM - Mais non. Les Aventures de Blake et Mortimer,
éditées pat les éditions du Lombard,sont arrivées sur le marché
des albums dans les années soixante. Comme Alix ou
Lefranc. A part Tintin, rien ne marchait car
c'était mal distribué. Une superbe voiture sort demain sur
le marché. Si elle n'est pas présente dans certains garages,
comment voulez-vous l'acheter ? Les français ne vendaient
pas le quart de ce que vendaient les belges. Par exemple,
sur un tirage de 10 000 Blake et Mortimer, il s'en
vendait 7 500 en Belgique et 2 500, péniblement, en France.
Pourquoi ? Les libraires n'en voulaient pas. Une fois, un
commercial de Casterman m'avait demandé de l'accompagner en
tournée avec lui. Nous sommes allés à Marseille sur la Canebière
[il prend l'accent marseillais] et nous avons rendu
visite à un libraire. Celui-ci ne voulait pas d'Alix.
Il vendait des Tintin et ça lui suffisait. Alors j'ai
décidé, avec son accord, de lui laisser une dizaine d'Alix
en dépôt. Nous sommes revenus le voir trois jours plus tard.
Il avait tout vendu et en voulait d'autres ! Voilà comment
ça fonctionnait. Certains lecteurs du journal m'écrivaient
d'un peu partout, Meudon, Versailles, Rennes, et se plaignaient
de ne pas trouver mes livres. De nos jours, bien sûr, ça paraît
totalement paradoxal. L'album s'imposait difficilement..
JLT - Sur quels albums d'Hergé avez-vous travaillé
?
JM - J'ai commencé à collaborer avec lui
pour la Vallée des cobras de la série Jo, Zette et
Jocko. Je l'ai presque entièrement dessiné.
JLT - Que vous avait donné Hergé comme base de départ
? Les crayonnés ?
JM - Il avait commencé cette histoire avant la
guerre, sans trouver le temps de la terminer. Comme la production
du studio Hergé était lente, la direction du journal Tintin
m'avait demandé, en attendant un nouveau Tintin, de
reprendre Jo et Zette. Et j'ai fait la Vallée des cobras,
corrigé par Hergé de temps en temps. Ca a été ma carte d'entrée
aux Studios.
JLT - Vous avez également fait le découpage ?
JM - Tout ! Il avait dessiné trois ou quatre pages
au crayon, que j'ai reprises complètement.
JLT - Et c'est signé Hergé !
JM - Oui, mais c'était la condition. C'était le
studio Hergé, un peu comme pour les dessinateurs de Walt Disney,
qui se perdent dans le contexte " Walt Disney ". Même si vous
avez un générique, à la fin du dessin animé, reprenant les
noms des collaborateurs, qui peut dire qui a fait ci ou ça
?
JLT - Vous avez ensuite travaillé sur d'autres albums
d'Hergé.
JM - Effectivement. J'ai écrit le scénario et réalisé
le découpage de l'Affaire tournesol, de Coke en
stock, des Bijoux de la Castafiore et de Tintin
au Tibet.
JLT - Pourtant Hergé racontait que Tintin au Tibet
était un album très personnel.
JM - Ouais… Sans commentaires… Non, Tintin au
Tibet avec l'histoire autour de Tchang, c'était vraiment
mon idée. Mais cette collaboration ne s'est pas faite sans
engueulades. Pour les Bijoux de la castafiore, idem,
Hergé ne voulait pas de gags. J'ai quand même réussi à en
imposer certains.
JLT - Le gag de la voiture, par exemple ?
JM - Oui. Avec le professeur Tournesol qui passe
à travers la voiture ? J'avais pris comme modèle la
voiture de ma femme. Pour l'Affaire Tournesol, j'ai
inventé le gag du sparadrap.
JLT - Et le coup des élastiques dans Tintin au Tibet
?
JM - C'est également moi.
JLT - Hergé a dit, notamment au cours de ses entretiens
avec Numa Sadoul, que les Bijoux de la castafiore avait
été l'occasion pour lui de déconstruire le récit.
JM - Oui, il voulait déstructurer ses histoires,
sans mettre de gags.
JLT - Une histoire sans histoire…
JM - Voilà. Mais ce n'était plus du Tintin.
On a vraiment été en désaccord à ce moment-là, parce que j'avais
la sensation que Hergé était en train de tuer son personnage.
JLT - Vous avez également travaillé sur Vol 714
pour Sidney ?
JM - Oui, c'est le dernier. J'ai participé à toute
son élaboration avec Roger Leloup, l'inventeur du fameux jet
"Carreidas 160 ". Lui et moi avons quitté le studio juste
après. La productivité du studio était devenue tellement faible.
Personne ne travaillait. Sauf moi qui avais mes propres histoires
et Roger [Leloup]. Il y avait même quelque chose de paradoxal
: on dessinait plus du Alix ou du Lefranc, au
Studio Hergé, que du Tintin.
JLT - Mais comment est né Vol 714 pour Sidney
puisque personne ne travaillait ?
JM - Hergé a pris la décision de démarrer Vol
714 pour Sidney devant le succès croissant d'Astérix.
Je m'en rappelle. C'était à son retour de vacances. Il avait
un important courrier sur son bureau, notamment un article
parlant du succès formidable d'Astérix, " comme
naguère Tintin ". Je le revois encore, penché et marmonnant
" Naguère Tintin, naguère Tintin, je vais leurs en foutre
du naguère ! Demain, on commence un nouvel album ! " Moi,
j'exultais ! Mais le lendemain, il était déjà moins décidé.
Il voulait attendre une semaine avant de s'y mettre. Je l'ai
alors un peu remué. En somme, on lui a soutiré les pages de
Vol 714 pour Sidney. Et à mon avis, la même chose a
dû se passer pour Tintin et les Picaros. Bob de Moor
est passé par là. D'ailleurs, cet album, ce n'est plus du
Hergé, c'est du de Moor.
JLT - Au niveau du dessin, vous voulez dire ?
JM - Oui. Et puis Hergé était déjà malade.
JLT - Pourtant, malgré son état, pourquoi avait-il
commencé Tintin et l'alphart ?
JM - Hergé aimait composer des histoires, mais
il avait besoin de soutiens. Que ce soit par quelqu'un comme
moi ou comme Jacques Van Melkebeke, avant la guerre. Mais
après 1945, ce dernier était pris par Jacobs. Toutes les histoires
de Jacobs ont été écrites par van Melkebeke.
JLT - C'est-à-dire ?
JM - Jacques Van Melkebeke était un remarquable
scénariste qui a travaillé avec Hergé pendant la seconde
guerre mondiale. Il devient rédacteur en chef du journal
Tintin en 1946, avant d'être déclaré
incivique, pour avoir collaboré. Il est alors viré
du journal Tintin par Raymond Leblanc, mais il reste
néanmoins, dans l'ombre, le scénariste d'Hergé. A la même
époque, Jacobs avait d'énormes difficultés pour continuer
le Secret de l'Espadon. Il décide donc de recourir
lui aussi aux services de Van Melkebeke. C'est lui qui a imaginé
l'espadon. Hergé, qui ne pouvait plus vraiment compter sur
Van Melkebeke, fait alors appel à moi comme dessinateur et
scénariste.
JLT - Est-ce aussi Van Melkebeke qui a imaginé l'histoire
de la Marque Jaune ?
JM - Oui, bien sûr.... Mais que s'est-il
passé ensuite ? Vingt ans après, Van Melkebeke demande à Jacobs
de cosigner les albums de Blake et Mortimer. Jacobs refuse.
Van Melkebeke met alors fin à sa collaboration avec
Jacobs, qui se retrouve un pris au dépourvu! Car Jacobs
savait dessiner mais pas écrire des scénarios aussi brillants.
D'ailleurs, quand vous lisez ses mémoires, Un opéra de
papier, il se réfère souvent à " l'ami Jacques
" sans dire explicitement qu'il s'agit de Jacques Van Melkebeke.
Seuls les initiés peuvent comprendre.
JLT - Que pensez-vous des reprises de Blake et Mortimer
: des versions " Benoît/ Van Hamme " ou " Julliard/Sente "
?
JM - Dans l'ensemble, les lecteurs semblent satisfaits
même s' ils sentent bien que c'est autre chose. Je ferais
seulement deux reproches. Jacobs était un dessinateur consciencieux,
méticuleux, pas toujours à l'aise dans le dessin. Il faisait
une quantité de calques et obtenait des dessins un peu raides,
tellement il y avait de dessins en dessous. Julliard, lui,
est très habile. Dans un passage de l'album, une femme se
retourne avec une élégance et une souplesse que Jacobs n'aurait
jamais réussi. C'est vraiment bien dessiné, mais ce n'est
plus du Jacobs. Cela peut déplaire aux puristes. Le deuxième
reproche que je fais à ces deux nouveaux albums, c'est leur
manque de fantastique. Jacobs imposait à Van Melkebeke d'écrire
des histoires fantastiques.
JLT - Là, vous n'allez pas dire que c'est Van Melkebeke
qui recherchait la documentation ou qui avait l'idée de départ
?
JM - Si. Quand Jacobs conçoit un album tout seul,
ça donne l'Affaire du collier ou les 3 formules
du professeur Sato qui ne sont pas, loin de là, ses meilleurs
albums.On m'avait demandé de continuer Les 3 formules du
professeur Sato. J'ai refusé. Un exemple : à un moment,
Mortimer saute d'un avion qui fait un piqué à 500 à l'heure,
tombe dans l'eau et en ressort impeccable… A 500 à l'heure
! Un piqué ! N'importe qui serait aplati comme un œuf au plat
! De plus, il y a un grand nombre d'incohérences que Van Melkebeke
n'aurait jamais faîtes.
JLT - Vous avez créé Alix, Orion, Jhen, Khéos,
soit quatre personnages historiques… Et puis, il y a Lefranc,
une série contemporaine. Comment est-elle née ?
JM - Par hasard. En 1951, lors d'un séjour
dans les Vosges, un ami d'enfance m'a fait visiter le col
de Bussang. Quelle ne fut pas ma stupéfaction de voir dans
le tunnel du col des V1, braqués sur Paris et gardés par un
plouc ! N'importe qui pouvait venir jusque-là, l'assommer
et les allumer. C'était insensé ! Un peu plus tard, j'ai également
visité une partie de la ligne Maginot. Et en repartant en
Belgique, j'ai inventé dans la voiture le scénario de la
Grande menace. J'ai demandé au journal Tintin l'autorisation
de dessiner cette histoire. Ils ont d'abord refusé. Les récits
fantastiques étaient réservés à Jacobs. Mais comme je leur
forçais la main, ils ont fini par accepter. La série a eu
beaucoup de succès et ils m'ont demandé de continuer. Du coup,
je me suis retrouvé avec Alix et Lefranc.
JLT - Ecoutez-vous de la musique quand vous travaillez
?
JM - Je le faisais au début, mais plus maintenant.
Ca me déconcentre.
JLT - Quel genre de musique aimez-vous ?
JM - Le classique. Aujourd'hui, je ne peux plus
conduire. Mais avant, j'aimais écouter de la musique classique
en roulant à toute allure, entre 180 et 200 : Malher, Stravinsky,
Tschaïkovski, pratiquement pas de musique moderne.
JLT - Pas de musique contemporaine, comme celle de
Pierre Boulez ?
JM - Non. Les musiques dodécaphoniques ou sérielles
ne m'emballent pas. Je préfère des compositeurs comme Strauss
ou Stravinski à ceux qui, en un sens, décomposent la musique.
JLT - On a évoqué le cinéma tout à l'heure. Quel est
le dernier film que vous ayez
vu ?
JM - Gladiator.
JLT - Qu'en avez-vous pensé ?
JM - Le début est formidable, la bataille très
bien reconstituée. En revanche, Commode n'était pas du tout
comme ça ! Et Maximus n'a jamais existé. Ca me trouble. J'ai
une image de Commode qui n'est pas celle du personnage qui
est incarné. C'était un colosse. Il adorait se mesurer aux
lions dans l'arène. Vous imaginez sa force ! C'était aussi
un véritable salaud. Il était d'une cruauté infâme. Et il
n'est pas mort en combat, comme dans le film, mais assassiné
par les prétoriens. Il y a donc une liberté prise avec
l'Histoire…
JLT - … qui vous gêne.
JM - Oui.
JLT - Dans vos scénarios, vous aimez rester fidèle
à la vérité historique ?
JM - Oui. J'essaye de respecter la vérité historique.
Je ne vais pas dessiner César barbu et bossu. Si je dois représenter
une séquence avec Cléopâtre, j'essaye de la représenter telle
qu'on la connaît à travers les documents que l'on possède.
JLT - Il y a eu une adaptation d'Alix pour la
télévision. Je crois savoir que vous avez été assez satisfait
du résultat… [Il fait la moue]… moyennement satisfait…
C'est à cause de la bande blanche manquante sur les tuniques
d'Alix et d'Enak ?
JM - Les sociétés de production vont au plus court.
J'aurais préféré qu'ils fassent 13 films très bien, plutôt
que 26 relativement moyens. Ils suppriment des détails comme
la bande blanche parce que ça représente une demi-heure de
dessins supplémentaire.
JLT - Aimeriez-vous voir Alix adapté au cinéma
?
JM - Ah oui ! Mais il faudrait voir par qui et
comment ! Ca peut desservir la série si c'est mal filmé. Après
l'expérience du dessin animé, je serais à l'avenir très méfiant.
Je ne veux pas d'un film raté comme le Vercingétorix
de Dorffman.
JLT - Steven Spielberg souhaitait adapter les Sept
boules de cristal et le Temple du soleil avant
de stopper le projet car il avait découvert qu'Hergé avait
eu des problèmes pendant la seconde guerre mondiale. C'est
ce que vous avez dit. Ce n'était donc pas qu'une question
de droits ?…
JM - Non. Spielberg aurait appris qu'Hergé avait
eu des problèmes après la guerre. Je n'ai assisté
ni aux débats, ni aux discussions. Ce n'est pas moi qui le
dis, des ouvrages évoquent ce sujet. Ce sont les informations
qui m'ont été rapportées à plusieurs reprises. Et pourtant
le projet était très avancé. Les héritiers d'Hergé
avaient même envisagé une installation de la fondation Hergé
à New York.
JLT - Avez-vous déjà été contacté pour l'adaptation
d'Alix en film ?
JM - Oui, mais ça n'a jamais abouti.
JLT - Des noms de réalisateurs ont été évoqués ?
JM - Plusieurs. Notamment Zulawski, pour Lefranc.
JLT - Que pensez-vous des campagnes de médiatisation
autour de XIII et de Largo Winch ?
JM - Aujourd'hui, on ne peut plus se passer de
publicité. Vous verrez d'ailleurs que les prochains Lefranc
et Alix seront très médiatisés Pour un gros tirage,
c'est automatique.
JLT - A combien est tiré un album de Lefranc
?
JM - Pour l'instant, à 150 000 exemplaires avec
les versions néerlandaises et flamandes. Alix peut
dépasser les 250 000 exemplaires si la publicité est bonne.
XIII a démarré lentement et les ventes ont décollé
avec le battage médiatique.
JLT - Y a-t-il un projet de CD rom qui reprendrait
la série " Les voyages d'Alix ", par exemple ?
JM - Pour l'instant, non. Mais je suis ouvert à
toutes les suggestions. J'ai écrit une histoire et je n'ai
qu'une envie : la raconter au plus grand nombre. Si les nouveaux
procédés technologiques me permettent de la véhiculer aux
petits argentins pour qui l'album est trop cher ou aux nord-américains
chez qui l'album n'est pas distribué, je suis partant.
JLT - Quels mystères de l'Antiquité vous passionnent
?
JM - Presque tous ! Cléopâtre, par exemple. Comment
était-elle ? Qui était-elle vraiment ? C'est un personnage
qui reste fascinant ! Mais il y a tant d'autres mystères.
Akhénaton…
JLT - L'Atlantide vous inspire aussi ?
JM - Oui. J'envisage d'ailleurs de réaliser un
Alix intitulé Atlantis.
JLT - Quelle est votre théorie sur l'Atlantide ? Pensez-vous
qu'elle était située dans l'Atlantique ?
JM - Oui, bien sûr. Je ne suis pas d'accord pour
situer l'Atlantide à Santorin. Une telle civilisation
ne pouvait pas tenir sur une si petite île. Dans le Critias,
Platon la décrit comme une civilisation extraordinaire et
très savante. Il devrait en rester des traces dans
les documents des cités voisines de la Méditerranée. C'est
comme si l'on vous disait que la Belgique a fait d'énormes
découvertes sans que ni les français, ni les anglais, ni les
hollandais ne le sachent… Ca ne me semble pas crédible. Situer
l'Atlantide dans l'Atlantique me paraît aller de soi. Et puis
pourquoi les appeler " atlantes " s'ils n'étaient pas dans
l'Atlantique ? Qu'en pensez-vous ? C'est bizarre, ça. Ils
auraient dû s'appeler les " méditerranéos ". Quand on étudie
la sismographie des fonds sous-marins, il est tout à fait
possible qu'une île ou un groupe d'îles aient disparu. Comme
dans le pacifique, quand le Cracatoa a explosé. C'était, paraît-il,
terrifiant ! Une vague gigantesque s'est dirigée sur le Japon
situé pourtant à des milliers de kilomètres de là.
JLT - Et un album de Lefranc portant sur une
civilisation antédiluvienne, un peu comme dans la Nuit
des temps de Barjavel ?
JM - J'y pense aussi.
JLT - Avez-vous regretté de ne pas avoir pu dessiner,
au début, des femmes dans vos bandes dessinées ?
JM - J'en ai toujours dessinées. Mais cela m'a
été reproché. J'ai reçu des lettres me demandant d'arrêter.
Jacobs a dû enlever une danseuse en tutu qui apparaissait
sur la page d'un magazine dans la Marque jaune. Chez
Dupuis, des auteurs ont signé des contrats stipulant qu'ils
ne devaient pas dessiner de femmes. Après avoir dessiné la
reine Adréa dans le Dernier spartiate, j'ai reçu du
courrier insultant parce que j'avais, soi-disant, donné une
image pernicieuse d'une femme de 40 ans tombant amoureuse
d'un gamin de 17-18 ans. C'était un très mauvais exemple pour
les familles. J'ai même notamment reçu une lettre d'un professeur
d'Angers. Il avait surpris son fils de seize ans en train
de lire le Dernier spartiate dans les escaliers de
la cave, le lui avais retiré des mains et l'avait détruit
! Naturellement, je lui avais répondu en me gaussant. C'était
la mentalité des années 50. Tout a basculé en 1968. Du jour
au lendemain on a vu surgir des seins de partout, et nous,
du coup, on avait l'air de crétins ! Aujourd'hui, dans les
BD, une fille montre ses seins à la troisième page et couche
à la dixième. Je ne critique pas. Je constate. A notre époque,
c'était hors de question…. Dans les albums d'Hergé, il y a
juste la Castafiore et Madame Pirotte… et Irma… Pourtant Hergé
n'était pas mysogine. Maintenant, on condamne des auteurs
comme lui ou comme moi. Mais il faut tout replacer dans son
contexte.
JLT - Il y avait même des censures d'ordre politique…
JM - Absolument. Deux de mes albums ont été interdits
: les Légions perdues et la Griffe noire " pour
violence et incitation à la haine ". Heureusement, Goscinny
est allé taper du point sur la table au Ministère de l'Intérieur
et a fait lever l'interdiction. Quelqu'un du Ministère avait
trouvé que le personnage cagoulé brandissant une arme contre
Alix était une réminiscence de l'OAS ! Un autre y avait vu
une référence aux cagoulards d'extrême-droite. Dans les jours
qui ont suivi, tous mes albums ont été retirés de l'étalage.
Autrement dit, la vente était annulée. Si Goscinny n'était
pas intervenu, mes albums passaient à la trappe pour des raisons
politiques complètement ahurissantes. J'étais loin de penser
aux cagoulards quand j'ai dessiné ça. Ce n'était pas une époque
facile.
JLT - Selon vous, que reste-t-il de la ligne claire
et de l'école franco-belge ?
JM - Beaucoup et peu. Certes, un grand nombre de
dessinateurs s'en inspirent encore. Mais il y a moins de rigueur
qu'à mon époque. Certains jeunes dessinateurs ou éditeurs
peu compétents se satisfont aujourd'hui d'histoires bâclées,
de dessins tout juste corrects. De mon temps, nous avions
une rigueur dans la documentation, le scénario, la qualité
du dessin. Et là je ne parle pas uniquement des représentants
de la ligne claire, mais de toute une génération de dessinateurs
: Franquin, Roba, Peyo ou Jijé. Il m'arrive encore, malgré
ma maladie des yeux, de parcourir des bandes dessinées d'aujourd'hui
et de me demander si je n'ai pas sauté des pages ! En 46 pages,
ils ne racontent pas ce que je raconte en 7 ou 8. C'est assez
désolant.
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Propos
recueillis par Jean-Louis Tallon
23
mars 2001 à la Bibliothèque de Chassieu
(Rhône) |
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