A soixante-quinze ans, l'écrivain Michel Butor, ex-aventurier
du Nouveau Roman, ne cesse de questionner la littérature
et de suivre de nouvelles trajectoires. Toujours plus audacieuses.
Et loin du roman
Nous l'avons rencontré lors de
sa venue à la Bibliothèque Municipale de Lyon-la
Part Dieu, dans le cadre de l'exposition "peinture &
poésie"(1).
Jean-Louis
Tallon - Comment êtes-vous venu à la littérature
?
Michel
Butor - J'ai commencé à écrire
dès l'enfance. En classe de seconde, pendant l'Occupation,
notre professeur d'anglais avait eu la bonne idée de
nous faire étudier l'Ode au vent d'ouest, de
Shelley : j'avais alors trouvé ce poème formidable
! Je me suis donc mis à écrire des odes au vent
du nord, du sud, très lointainement inspirées
de Shelley. Depuis, je n'ai pas arrêté d'écrire.
JLT
- Vous avez parallèlement découvert les uvres
de Joyce, de Proust
Pensez-vous qu'un écrivain
doive nécessairement avoir beaucoup lu ?
MB
- En général, les écrivains lisent.
Il ne leurs viendrait pas à l'idée d'écrire
s'ils n'évoluaient pas dans un monde de lectures. C'est
normal. Ils éprouvent le besoin de vérifier
perpétuellement ce qu'ils font à travers leurs
lectures, en essayant d'y trouver des conseils, des idées
ou des mots.
JLT
- Pourtant un érudit n'est pas forcément un
écrivain
MB
- L'érudit écrit d'une manière
intéressante, mais limitée.
JLT
- Comment a commencé l'aventure du Nouveau Roman ?
MB
- Avec la publication des livres d'Alain Robbe-Grillet,
de Robert Pinget et de moi-même, chez le même
éditeur : les Editions de minuit. D'autres, par la
suite, nous ont rejoints : Claude Simon, Marguerite Duras
JLT
- Samuel Beckett avait déjà publié aux
Editions de Minuit mais il ne faisait pas partie du Nouveau
Roman.
MB
- Effectivement. Les livres de Samuel Beckett furent publiés
aux Editions de minuit, bien avant qu'on parle de nous. Il
était d'une autre génération. Comme Nathalie
Sarraute, d'ailleurs, dont le premier livre, Tropismes,
avait été publié avant la guerre, en
1939, c'est-à-dire au pire moment. Il n'avait eu ni
retentissement, ni succès. Les Editions de Minuit ont
profité de l'émergence du Nouveau roman pour
de nouveau le publier. C'était en 1957. Le Nouveau
roman désignait une constellation de romanciers qu'une
problématique et des lectures communes rassemblaient.
Vous les avez évoqués : il s'agissait notamment
de Proust et Joyce.
JLT - Certains écrivains du Nouveau roman voulaient
prendre en charge le réel. Je pense notamment à
Claude Simon avec la Route des Flandres.
MB
- Oui, c'est l'ambition de tous les romanciers. Malheureusement,
on le sait, c'est impossible. Il faut choisir des événements,
des objets ou des discours significatifs.
JLT
- Jean Echenoz a publié un ouvrage sur Jérôme
Lindon (2) décédé il y a quelques
mois. Comment avez-vous vécu sa mort ?
MB
- Je ne le voyais plus depuis très longtemps.
Nos relations n'ont pas été excellentes [rires].
Sa mort, naturellement, m'a rendu triste, en souvenir d'une
époque où nous étions très proches.
Mais je n'ai pas plus de commentaires à faire.
JLT
- Quelle sensation avez-vous éprouvé quand votre
premier roman a été publié ? Vous n'avez
pas vécu les affres de certains écrivains qui
envoient un, deux ou trois manuscrits et qui sont publiés
au bout du quatrième
MB
- Bien sûr que si. J'ai envoyé mon premier
roman, Passage de Milan, à plusieurs éditeurs
avant qu'il ne soit retenu par les Editions de Minuit. A cette
époque, j'avais déjà écrit dans
des revues. Je gravitais à St Germain des Prés,
dans les milieux littéraires et artistiques. Quelqu'un
a alors joué un grand rôle pour moi : George
Lambrichs(3). Cet écrivain belge, venu s'installer
à Paris, était le directeur littéraire
des Editions de minuit. C'est lui qui a remarqué Passage
de Milan. Il m'a alors présenté à
Jérome Lindon qui a accepté de me publier. Ma
carrière littéraire a commencé de cette
manière, plus facilement que pour certains, bien entendu.
JLT
- Comme vous l'expliquez dans Essais sur le roman,
vous avez dans un premier temps écrit des poésies
avant de vous tourner vers le roman. Vous avez ensuite écrit
des essais, un opéra, des pièces radiophoniques.
Comment définiriez-vous votre
uvre ?
MB
- Oh, mais ça je ne m'en charge pas ! C'est le
travail des universitaires. J'aime autant parler des autres.
Quand j'étais professeur à l'Université
de Genève, je donnais des cours sur des écrivains,
jamais sur moi. C'était trop compliqué. Certains
de mes collègues le faisaient. En me promenant dans
des universités, en Suisse ou ailleurs, il m'est bien
sûr arrivé de parler de mes livres, de répondre
aussi bien que possible à toutes les questions qui
m'étaient posées. De là, à tenter
de définir, en une formule, mon uvre
JLT
- Je vais alors essayer de répondre à votre
place [rires]
MB
- C'est ça
[rires]. Il ne faut pas
que ce soit toujours les mêmes qui travaillent
JLT
- Peut-on dire alors que vous êtes un chercheur, un
explorateur du langage,
des " capacités " du langage ?
MB
- Absolument. Je suis certainement un expérimentateur.
JLT
- Mais n'est-ce pas le cas de la majorité des écrivains
? Prenons Patrick Modiano, par exemple
MB
- Lui n'est pas un expérimentateur, ni un chercheur.
JLT
- Il explore cependant sa propre intériorité
MB
- Oui, oui
JLT
- Mais vous trouvez que sa recherche sur le langage
MB
- Il ne se casse pas la tête [rires]. Et
moi, je suis spécialement fasciné par les gens
qui se cassent la tête
JLT
- A ce propos, comment voyez-vous la littérature française
aujourd'hui ? Est- elle selon vous en crise ?
MB
- Oui, certainement. Et, selon moi, depuis une bonne quinzaine
d'années. A l'époque du Nouveau Roman, ou de
Tel quel (4), nous avions une littérature de
débats, de discussion. Aujourd'hui ce n'est plus le
cas, malgré l'effort et le talent de quelques écrivains.
JLT
- La littérature serait-elle en crise parce qu'on aurait
trop laissé de côté l'expérimentation
dans le roman ?
MB
- Peut-être. Pour l'instant, il y a peu d'expérimentation,
c'est vrai. En fait, s'il y a littérature d'expérimentation,
elle demeure peu connue. Les uvres littéraires
ou artistiques de ce type traversent avec difficulté
le filtre presque infranchissable des médias. Tout
dépend alors des phénomènes de mode.
Il peut nous arriver de lire d'excellents livres de temps
en temps. Le bouche à oreille peut alors commencer
mais il met beaucoup de temps à se répandre
à cause du bruit énorme de la publicité.
JLT
- Pensez-vous que c'est l'un des fléaux de notre époque
?
MB
- Certainement. Le marché du livre étouffe
le livre. D'ailleurs, très vraisemblablement, nos enfants
ou petits enfants liront des ouvrages dont on ne parle pas
encore, alors qu'ils ont été écrits ces
dix dernières années. Un livre connaît
plus d'embûches aujourd'hui qu'il y a cinquante ans.
Pour des questions de distribution, d'encombrement, de marché.
Autrefois, les livres restaient pendant des années
chez les libraires. Le public avait le temps d'en parler.
Aujourd'hui, les livres sont rapidement retirés des
grandes surfaces ou des points de vente. Si l'on veut trouver
des ouvrages intéressants, il faut s'adresser aux dernières
librairies spécialisées et les commander chez
eux. Mais ça reste toute une affaire !
JLT
- Comment jugez-vous l'incursion de plus en plus insistante
du " porno chic " dans la littérature actuelle.
Je fais surtout référence à des ouvrages
comme La vie sexuelle de Catherine M. ou Pornocratie
de Catherine Breillat. Pensez-vous que les éditeurs
abusent du filon ?
MB
-Oh, non
D'abord, le sexe, c'est très intéressant
[rires]... Le porno fait effectivement vendre les livres.
Mais le phénomène ne date pas d'aujourd'hui.
Autrefois, ça se passait sous le manteau. La censure
interdisait l'exposition de certains ouvrages dans les vitrines
des librairies. Apollinaire a publié des livres érotiques.
A son époque, ces ouvrages étaient proscrits.
Maintenant, bien sûr
JLT -
ils sont en Pléïade
MB
- Ah,
oui, pour Apollinaire (5), comme pour Sade, d'ailleurs.
Le porno est une très ancienne tradition. Certains
écrivains, même les plus grands, rédigeaient
de tels livres pour gagner de l'argent. Ils passaient par
un circuit de distribution parallèle et l'éditeur
s'y retrouvait. Aujourd'hui, une partie de la censure est
tombée. Certaines personnes en profitent évidemment.
Les livres publiés sont alors plus ou moins intéressants.
On a déjà tellement fait dans ce domaine. Pornographie
rime avec commerce. Là encore, c'est la loi du marché.
JLT
- On vous entend peu. On vous voit peu, par rapport à
certains écrivains très présents à
la radio, à la télévision ou dans la
presse quotidienne. Est-ce volontaire ? Vous voulez vous préserver
de la médiatisation. Pensez-vous que trop de médiatisation
peut tuer un écrivain ?
MB
- Oh, mais je ne la supporterais pas ! Ma maison s'appelle
"A l'écart" [rires]. Je vis à
l'écart. J'ai besoin de distance. Par exemple, je n'ai
pas du tout envie de tenir une chronique hebdomadaire dans
un journal. J'aurais peut-être été intéressé
à trente ou quarante ans. J'en ai soixante-quinze.
Ce n'est plus de mon âge.
JLT
- Pensez-vous qu'un écrivain, d'une manière
générale, devrait se préserver de la
médiatisation?
MB - Tout dépend des personnes. Certains
tiennent un journal plus ou moins publique. Il peut en ressortir
des choses intéressantes.
JLT
- Comment jugez-vous les prix littéraires ?
MB
- J'ai obtenu le prix Fénéon pour L'Emploi
du temps, le prix Renaudot pour La Modification,
le prix de la Critique pour Répertoires, etc
Tous ont fait parler de moi. En règle générale,
les prix sont une bonne chose dans la mesure où ils
permettent à certains écrivains de gagner un
peu d'argent.
JLT
- Y a-t-il plus de vitalité aujourd'hui dans la paralittérature
que dans la littérature dite " sérieuse
".
MB
- Je ne sais pas. Quoi qu'il en soit, la paralittérature
fait partie de la littérature. Dans les
romans policiers, les histoires peuvent être intelligemment
combinées et écrites. J'aime beaucoup les lire,
surtout en anglais, car, en général, ils sont
très mal traduits en français. Les anglais
sont les grands inventeurs du roman policier : de l'histoire
type "Sherlock Holmes" à cette vague de romans
policiers distingués, ethnographiques ou historiques,
présents depuis une vingtaine d'années. J'aime
aussi la science fiction, même s'il y a une crise du
genre. Quant au roman sentimental ou aux histoires d'hôpitaux,
ils sont passionnants à étudier.
JLT
- Même s'ils n'expérimentent pas le roman ?
MB
- Ils le font à leur manière. La bande dessinée,
quant à elle, me fascine pour la relation qu'elle instaure
entre l'image et le texte.
JLT
- Comment expliquez-vous la faible présence des auteurs
du Nouveau Roman dans les programmes scolaires ? Seuls les
universitaires peuvent vous lire ?
MB
- Il faut un certain temps avant que les classiques fassent
partie des programmes scolaires. Généralement,
les extraits des livres contemporains avec lesquels on compose
des morceaux choisis sont les moins difficiles. Un texte difficile
doit prendre le statut de "classique" avant d'être
étudié. C'est très long. Pour ma part,
je ne m'en plains pas du tout. Un livre comme la Modification
a été infligé à des milliers et
des milliers d'élèves ! Certains
professeurs intéressés, intelligents et curieux
ont su en parler. D'autres en ont fait un pensum. Je
le regrette.
JLT
- Pour quelles raisons certains critiques vous considèrent-ils
comme l'auteur le plus lisible du Nouveau Roman ?
MB
- Ca dépend des critiques.
JLT
- La Modification est objectivement parlant moins difficile
à lire que La Route des Flandres
MB
- A l'époque, mon livre a été jugé
aussi difficile. Peu à peu, les lecteurs s'y sont habitués,
ont commencé à en parler. Aujourd'hui, la
Modification est entrée dans les murs. Et
d'autres livres, plus récents, sont à leur tour,
et donc à tort, jugés hermétiques.
JLT
- Pourquoi avoir abordé l'astronomie dans Gyroscope,
votre dernier Génie du lieu ?
MB
- Gyroscope reprend en partie un texte écrit
pour l'inauguration du Planétarium de La Villette.
En fait, je me suis toujours intéressé à
la science fiction et à Jules Verne. L'astronomie joue
un grand rôle dans mes livres, comme le calendrier,
la mesure du temps ou les horloges. Quand on parle de calendrier,
on parle forcément d'astronomie.
JLT
- Avec Henri Pousseur, vous avez écrit un opéra
intitulé Votre Faust.
MB - Il était très difficile à jouer.
JLT - Vous n'allez que dans le difficile [rires]
MB - Oui. Mais tous deux nous avons pourtant fourni de nombreux
efforts pour le rendre facile à réaliser. Sans
succès. Cela dit, l'uvre reste intéressante
[rires].
JLT
- Comment est née cette oeuvre difficile et
pourquoi avoir songé à l'opéra ?
MB
- Je me suis beaucoup passionné pour la musique
française de mon temps. Henri Pousseur m'avait proposé
de travailler avec lui sur un opéra de commande destiné
au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles.
Cet opéra devait être moderne et mobile, c'est-à-dire
inclure le public dans son déroulement même,
en les faisant participer à l'action. Pousseur avait
immédiatement pensé au thème très
grand public de Faust
JLT -
grande tradition de l'opéra [rires]
MB
- Grande tradition de l'opéra [rires]
J'ai accepté et nous avons commencé. Ce fut
long. Henri Pousseur a travaillé six ans pour venir
à bout d'une partition qui, par la suite, a présenté
des difficultés d'exécution considérables.
Les musiciens et surtout les acteurs n'étaient pas
du tout formés à la mobilité de l'opéra,
à son improvisation. Des représentations ont
eu lieu mais elles ne nous ont jamais satisfaites. La dernière
en date, certainement la plus intéressante à
bien des égards, a été donnée
en Allemagne, au Festival de Bonn, il y a deux ou trois ans.
La "metteur" en scène l'a traitée
comme une parodie, c'est-à-dire comme si l'opéra
était déjà un classique. Votre Faust
n'a donc jamais connu une carrière normale.
JLT
- Comment jugez-vous les romans brefs, voire " minimalistes
" ?
MB
- J'aime les textes concentrés, concis, comme les
haïkus japonais, les poèmes d'André du
Bouchet ou ceux de Mallarmé. Cela me fascine. Quelquefois,
je m'y essaye. Quand j'étais jeune, il m'était
impossible d'écrire des livres courts. Je pouvais commencer
à écrire si le livre semblait vouloir se développer.
Aujourd'hui, je suis vieux et je peux écrire des poèmes
de quelques vers. J'y suis revenu notamment par l'intermédiaire
du livre d'artiste.
JLT
- Quels sentiments vous inspirent le virage pris et assumé
par Philippe Sollers au début des années quatre-vingt,
après l'aventure de Tel quel ?
MB
- Philippe Sollers a senti le vent tourner. Il avait envie
de plaire. Certains écrivains, même les meilleurs,
recherchent la popularité. D'autres s'en moquent, dans
une certaine mesure, naturellement, car si l'on ne parle pas
d'eux, ils ne peuvent plus trouver d'éditeurs. Cela
devient alors compliqué de continuer à écrire.
Philippe Sollers avait dès le début de sa carrière
envie de devenir l'une des figures de la vie parisienne. Il
a réussi dès son premier livre : Une curieuse
solitude a été salué par Aragon et
Mauriac. Sollers a un flair extraordinaire. Pendant un certain
temps, notamment avec Tel quel, il s'est imposé une
ascèse plus ou moins profonde. C'était manifestement
un rôle qu'il jouait comme tous ceux qu'il tient aujourd'hui
et qu'il sait si bien tenir. Depuis Femmes, il suit
de nombreuses directions. Il a notamment écrit des
livres sur Vivant Denon, Mozart, Casanova (6). Même
si ce sont des livres de commande, Sollers s'en tire toujours
avec brio. Bravo ! Je souhaiterais avoir autant de facilités.
JLT - Quel est le dernier film que vous ayez vu ?
MB
- Dans une salle de cinéma ou à la télé
?
JLT
- Dans une salle de cinéma
MB
- Oh, il y a déjà un bout de temps... [rires]
JLT
- Ou à la télévision ? Il en passe quand
même beaucoup
MB
- Oh, non, ils n'en passent pas assez ! Et comme je n'ai
pas le câble
JLT
- Après avoir commencé à publier des
romans, Alain Robbe-Grillet et Marguerite Duras ont réalisé
plusieurs films (7). Que sont allés chercher
au cinéma, selon vous, les romanciers du Nouveau Roman
?
MB
- Notre vision a été formée par le
cinéma. Le cinéma a beaucoup influencé
nos façons d'écrire et de regarder la réalité.
Nos textes ressemblaient à des scénarios ou
à des découpages de films. Certains sont donc
passés tout naturellement du scénario "
romanesque " à la réalisation cinématographique.
Il n'y a pas de rupture. C'est la même démarche.Tous
cherchaient à faire voir ou entendre, comme Nathalie
Sarraute ou moi-même. Le cinéma devenait le moyen
de faire voir à l'aide d'images et non plus seulement
à l'aide de mots. C'est
passionnant de travailler avec les mots et les images. Au
cinéma, les mots sont omniprésents et les images
extrêmement puissantes. Pour ma part, j'ai seulement
participé à la réalisation de documentaires.
Etre réalisateur m'aurait passionné quand j'étais
jeune. Mais je me serais certainement très vite senti
mal à l'aise dans le monde du cinéma et des
acteurs. Aujourd'hui, il n'en est plus question. Certains
réalisateurs aiment utiliser mes textes dans leurs
films. J'en suis très heureux. Je leurs donne tous
les conseils et bénédictions possibles. Mais
ça s'arrête là.
JLT - Avez-vous un roman en préparation ?
MB
- Non.
JLT
- C'est fini le roman ?
MB
- C'est complètement fini depuis quarante ans.
JLT
- Pourquoi ?
MB
- Pourquoi ? C'est en effet, selon moi, une question fondamentale.
J'ai été embarqué dans d'autres aventures
beaucoup plus passionnantes. Par ailleurs, le roman me semblait
être une forme terminée. Il fallait trouver autre
chose. Certes, on écrit et on publie des milliers de
romans tous les ans. Après la mort de Racine, on a
continué à écrire, souvent avec bonheur,
des tragédies en cinq actes et en alexandrin jusqu'au
milieu du vingtième siècle. Certaines étaient
intéressantes, même celles du dix-huitième
siècle que personne ne lit plus, sauf quelques universitaires.
Néanmoins, la tragédie de ce type appartient
au passé. De même, le roman primé en fin
d'année est dépassé dans sa forme. Quelles
en sont les causes ? Tout d'abord, le développement
du cinéma et des autres médias, c'est évident
! D'autre part, la transformation profonde de l'objet "
livre ". Le roman est lié à une certaine
forme de société et de communication différente
de celle d'aujourd'hui. D'autres formes littéraires
et artistiques liés alors aux techniques actuelles
vont donc apparaître. Le roman est lié à
la forme du livre tel que nous l'avons connu. Quand j'ai compris
que la forme du livre changeait, j'ai voulu m'interroger sur
lui. Je n'ai pas seulement voulu écrire de nouveaux
romans, j'ai voulu inventer aussi de nouveaux livres. C'est
un objet inépuisable, malgré sa mutation actuelle.
De même, le roman reste inépuisable.
JLT
- Avez-vous lu le dernier livre d'Alain Robbe-Grillet, la
Reprise ?
MB
- Non. Je n'ai, du reste, jamais entretenu de bons rapports
avec lui [rires]. Je me suis toujours entendu avec
les autres : notamment, Nathalie Sarraute, Robert Pinget ou
Claude Simon. Je vois ce dernier très rarement car
tous deux voyageons beaucoup, mais pas souvent au même
endroit.
JLT
- Quelle est la différence entre récit et roman
?
MB
- La définition du récit est plus vaste que
celle du roman. Nous appréhendons généralement
la réalité grâce aux récits oraux,
écrits, cinématographiques ou télévisuels.
Dans la littérature classique, il y a toute sorte de
récits : le livre d'histoire, qui est un ensemble de
récits, des épopées, comme l'Odyssée,
l'Enéide ou la Divine comédie,
qui sont des récits en vers. Ils sont très différents
du roman type " jury littéraire " de fin
d'année. Si Dante, avec la Divine comédie,
concourait pour le prix Goncourt, il se ferait certainement
recaler. La définition du mot " récit "
est vaste et on peut étudier l'importance considérable
qu'il tient, sous de multiples formes, dans notre vie de tous
les jours. En fait, le monde se compose de récits.
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Propos
recueillis par Jean-Louis Tallon
4
décembre 2001- Bibliothèque Municipale de
Lyon, la Part Dieu
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(1)
L'exposition
Peinture & poésie "le dialogue par le livre"
a lieu à la Bibliothèque Municipale de Lyon
jusqu'au 19 janvier 2002
(2)
Il s'agit de Jérome Lindon, paru en 2001 aux
Editions de Minuit
(3) Par la suite, Georges Lambrichs est allé chez Grasset
où il a fondé la collection La galerie,
puis il a travaillé ensuite chez Gallimard, où
il a fondé la collection Le chemin et la revue
Les cahiers du chemin (précisions de Michel
Butor).
(4) Tel quel est la revue littéraire fondée
en 1960 par un groupe d'écrivains et animée
par Philippe Sollers. Elle disparut en 1982 et fut remplacée
par L'Infini.
(5) En particulier Les Onze mille verges (1907).
(6) Il s'agit dans l'ordre du Cavalier du Louvre,
de Casanova l'admirable et de Mystérieux
Mozart.
(7) Alain Robbe-Grillet est notamment réalisateur
de l'Année dernière à Marienbad
(1961), L'Immortelle (1963), Trans-Europ-Express
(1966) et plus récemment de La belle captive
(1983) ; Marguerite Duras, quant à elle, a notamment
réalisé La Musica (1966), Détruire,
dit-elle (1969), India Song (1973) et Les Enfants
(1985)
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