Pierre
Michon a obtenu le 6 novembre dernier le prix Décembre
pour ses deux derniers textes : Abbés et Corps
du roi, publiés cette année aux éditions
Verdier. Cette distinction vient couronner à juste titre
une uvre majeure et essentielle, amorcée en 1984
avec Vies minuscules et prolongée par des textes
aussi lumineux que Rimbaud, le fils, la Grande beune,
Trois auteurs ou Mythologies d'hiver. Dans cet
entretien réalisé à Bruxelles, en avril
dernier, dans le cadre du festival littéraire Le Grand
écrit, l'écrivain se confie peu, esquive parfois
la systématisation des questions/réponses, se
refuse aux remarques stéréotypées, pour
nous livrer, en creux, des réflexions d'une savoureuse
acuité.
JLT - Vous avez dit : " L'effet de répétition
d'une vérité fait que la troisième fois
qu'on la dit, c'est un mensonge. " Multiplier les interviews
n'est-il pas le plus sûr moyen d'aller vers le mensonge
?
PM
- La phrase n'est pas de moi. C'est une citation. Je ne sais
d'ailleurs plus de qui elle est. Ca dépend. Si l'on
dit le contraire d'une interview à l'autre, ce n'est
plus un mensonge
JLT
- Vous avez dit avoir décidé de publier Vies
Minuscules pour jouer avec votre vie, mais également
pour remporter le prix Goncourt ? C'était vrai ou ironique
?
PM
- Il me semble avoir tenu ces propos à de jeunes journalistes
de la revue Scherzo, très dévots en littérature.
Je ne pouvais pas abonder dans leur sens. Il me fallait
dire : " Il n'y a pas que la littérature ! "
JLT
- Il fallait dire une énormité.
PM
- Ce n'est pas une énormité. Le prix Goncourt
rapporte de l'argent. Je voulais dire en fait qu'il n'y a
pas, à mon sens, deux régimes de la littérature.
Ca, c'est une absurdité !
JLT
- Selon vous, faut-il avoir beaucoup lu pour prétendre
devenir écrivain ?
PM
- Ca dépend. Certains ont très peu lu mais n'en
écrivent pas moins de beaux livres. Cela dit, j'ai
plutôt tendance à penser qu'il vaut mieux avoir
beaucoup lu.
JLT
- Comment s'est déroulée votre enfance ?
PM
- Comment s'est déroulée mon enfance ? A la
campagne. J'allais étudier dans une école de
village. J'ai vécu une enfance sans problème.
JLT
- Pourquoi trouvez-vous l'activité d'écrivain
burlesque ?
PM
- Ecrire n'a rien de burlesque. Contrairement au fait de s'auto-promouvoir
dans la publicité ou le service après-vente.
JLT
- Dans tous les écrivains qui semblent vous avoir marqué,
vous évoquez peu les auteurs du Nouveau Roman. Pourquoi
?
PM
- Qu'entend-on par Nouveau Roman ? Dans le groupe formé
artificiellement par Jérôme Lindon, j'aime beaucoup
Beckett, Duras ou Pinget. Robbe-Grillet m'ennuie, de même
que Claude Simon, même si je l'ai lu, par le passé,
avec plaisir.
JLT
- Ce courant vous a-t-il marqué ?
PM
- D'une certaine façon, oui. Pour ce qui concerne Beckett
et Duras.
JLT
- Quel regard portez-vous sur le paysage littéraire
actuel français ?
PM
- Certains auteurs me plaisent. Mais il y en a beaucoup que
je ne peux absolument pas lire
Le problème aujourd'hui
est le suivant : les américains ne nous traduisent
pas. Ils envoient sur le marché la nouvelle que la
littérature française est morte et les français
la répercutent.
JLT
- Pourquoi, selon vous, le roman est-il un genre exténué
? Le cinéma l'a remplacé ?
PM
- Non. Le cinéma est un autre genre. Le roman est un
pur artefact. Ce genre littéraire connaît le
même phénomène que la tragédie
classique, racinienne au temps de Voltaire. Tous croyaient
que la tragédie était le grand genre. Ils ne
travaillaient que pour ça, Voltaire y compris. C'était
un genre calibré qui devait, selon l'opinion générale,
passer le rempart des siècles.
JLT
- Comment qualifier vos récits ? Ce ne sont pas tout
à fait des romans, ce ne sont pas tout à fait
des biographies
Il me semble que vous parliez davantage
de recueils
PM
- Oui. Ou parfois, je ne les nomme pas. Sauf pour Vies
minuscules que j'avais qualifié de récit.
JLT
- Au 19ème siècle, le roman et la poésie
étaient les deux grands genres de référence.
Depuis 1945, la poésie a disparu des étalages
et reste confidentielle. Quelle est votre opinion à
ce sujet ? La poésie est morte, mangée par le
roman ? Ecrire des poèmes n'a plus vraiment de sens
et il vaut mieux aller vers des uvres telles que les
vôtres ? Ou c'est tout simplement une histoire de gros
sous ?
PM
- C'est bien difficile de répondre. La poésie
est enlisée dans un processus post-mallarméen.
Elle est peut-être plus en surface. Il m'arrive d'en
lire, avec plaisir. Mais, je ne peux pas répondre à
votre question. Je risquerais de me laisser aller à
des conclusions trop hâtives.
JLT
- Il y a parfois, dans vos uvres, des accents de poésie
PM
- Il y a toujours eu dans les uvres en prose des moments
de poésie. Lisez Hugo. Certains passages de sa prose
sont des moments de pure poésie : ils n'ont rien à
voir avec la marche de l'intrigue. C'est une très vieille
histoire. Seul l'âge classique voulait séparer
avec soin la poésie de la prose. Mais dès 1820
- et certainement même avant - Chateaubriand, dans les
Mémoires d'outre-tombe, réunit les deux
genres : l'effusion se traduit par la poésie et la
raison par la prose.
JLT
- Pourquoi vous intéressez-vous à certaines
vies plutôt qu'à d'autres ?
PM
- J'aurais beaucoup de mal à répondre. Pour
Vies minuscules, le choix fut facile. D'une manière
ou d'une autre, j'avais connu ceux dont j'allais parler :
soit après en avoir entendu parler, soit parce que
je les avais rencontrés. Pour les autres, je ne sais
pas vraiment pourquoi. Peut-être s'agit-il de choisir
des vies, quel que soit le domaine, qui font échos
à mes préoccupations du moment ? J'ai par exemple
écrit, avec Maîtres et serviteurs et Vie
de Joseph Roulin, des livres sur des peintres. Je les
ai choisis pour des raisons ponctuelles à l'époque.
Aujourd'hui, je pourrais sans doute me demander pourquoi j'ai
fait une telle sélection ? La commande me réclamait
une série sur les peintres. Bon ! Choisissons des peintres.
Même chose avec Trois Auteurs, qui porte sur
Balzac, Cingria et Faulkner. Ce sont des commandes effectuées
par des personnes qui savaient naturellement que j'aimais
ces auteurs là. J'ai souvent eu l'idée d'écrire
également un ensemble de textes sur des scientifiques
du 18ème siècle. Peut-être le ferais un
jour ? Et la même question se posera une nouvelle fois
: pourquoi s'intéresser à lui plutôt qu'à
l'autre ?
JLT
- Et dans ce cas-là, écrire sur Balzac, Faulkner,
Watteau, c'est-à-dire sur des individus que vous ne
connaissez pas et que vous ne pourrez jamais connaître,
est-ce une façon de contourner l'autobiographie ? En
parlant d'eux, vous parlez de vous-même
PM
- Oui
Mais je pourrais très bien inventer des
personnages et écrire les mêmes choses.
JLT
- Pourquoi alors n'en inventez-vous pas plus ? Vous avez peur
de faire de nouveaux ectoplasmes ?
PM
- Oui. J'ai peur de ressentir de nouveau cet écurement.
Quand je vais dans une librairie, je prends un livre au hasard.
Que lit-on ? : " Jean-Paul dit : " Comment vas-tu
Jean-Pierre ? " ". Mais qui sont ces deux personnages
? Il faudrait lire tout le bouquin pour le savoir ? Cette
création continue de fantômes m'ennuie. Sauf,
évidemment, quand c'est bien réussi.
JLT
- Partagez-vous le sentiment de Philippe Sollers qui voit
dans notre actuelle conception de la modernité une
mauvaise relecture du 19ème siècle et d'auteurs
comme Baudelaire ou même Rimbaud ?
PM
- L'anti-dix-neuvièmisme est le cheval de bataille
de Sollers depuis vingt ou trente ans. Il est pro " dix-huitième
". Seulement, il est de mauvaise foi et il le sait vraisemblablement
lui-même, puisqu'il dit toujours du bien des auteurs
du dix-neuvième.
JLT
- Oui, mais, selon lui, on les aurait mal compris
PM
- C'est son approche de la question. Laissez le faire. Il
lui arrive de dire des choses intelligentes sur ces auteurs
dont il prétend qu'on n'a rien compris. La question
" Sollers " est très épineuse, car,
même s'il est controversé, il dispose malgré
tout d'une culture et d'une acuité extraordinaires.
Il a des ennemis et des courtisans. On peut aussi garder ses
distances vis-à-vis de lui et s'apercevoir raisonnablement
qu'il tient une place très importante dans la littérature
depuis la mort de Barthes. Seulement, il s'acharne à
réduire son rôle par
JLT
-
ses outrances, ses élucubrations télévisuelles
?
PM
- [long silence] Vous savez, j'ai un faible pour Sollers.
Avec Tel quel, il m'a appris à lire quand j'avais vingt
ans. Je vivais en province, aux Cards, dans la Creuse. Je
suis allé à la Faculté des Lettres de
Clermont Ferrand. Là-bas, on nous parlait des pierres,
des épaves. A la même époque, j'achète
cette revue à la mode. J'en ai eu le souffle coupé
! J'ai lu ses numéros avec attention. Il m'a bien fallu
attendre vingt-cinq ou trente ans pour en saisir tous les
enjeux et les confronter à mes références
culturelles. Tel quel m'a appris qu'on n'a pas le droit en
littérature de faire n'importe quoi, même à
vingt ans. Il faut passer par certaines obligations de déchiffrement.
Les auteurs de Tel quel voulaient décrypter les textes.
C'était très précieux car, à la
même époque, il y avait en face les Hussards
aux intentions littéraires louables mais peu innovantes.
Pour moi. Cela dit, j'aime beaucoup les Hussards.
JLT
- Qu'est-ce que ça vous fait de voir que vous êtes
considéré de votre vivant par l'Université
comme un écrivain qui compte ?
PM
- Ca me fait plaisir, mais ça me fait peur. Un album
de la collection Pléiade a été réalisée
sur Apollinaire, il y a, vingt ou vingt-cinq ans. André
Billy, que tout le monde a oublié aujourd'hui, et qui
fut membre de l'Académie Française, a préfacé
ce volume. Il écrivait qu'Apollinaire avait rencontré
Jarry en 1905. Tous deux s'étaient croisés,
car tous deux voulaient rencontrer Jean Moréas qu'ils
admiraient inconsidérément. D'ailleurs, je cite,
" en 1905, tout le monde admirait Moréas
". Alors, être aujourd'hui accepté par l'Université
peut m'inquiéter. Il faut attendre ce qui sortira de
la donne littéraire dans dix, vingt, trente ou quarante
ans, voire dans plusieurs siècles.
JLT
- Pourquoi avoir publié votre premier roman à
trente-huit ans seulement ? Vous ne pouviez pas écrire
auparavant ?
PM
- Si. J'avais écrit des textes.
JLT
- Mais rien d'abouti ?
PM
- Il s'agissait seulement de débuts, quelques manuscrits
qui n'avaient rien à voir avec ce que j'allais écrire
plus tard. Voilà aussi la double face de Tel quel qui
nous forçait à écrire de manière
intelligente, mûrement pensée, mais sans trop
s'impliquer, sans y mettre de sentiments
Aussi, tous
mes essais préalables, toutes mes tentatives étaient
avant-gardistes. A cette époque, j'ai d'ailleurs été
très marqué par les uvres de Pierre Guyotat
Tombeau pour cinq cent mille soldats ou Eden, Eden,
Eden
Il écrit toujours mais on ne peut plus
le lire. Il avait, à l'époque, inventé
une sorte d'idiolecte. Ses deux premiers livres étaient
très forts. Enfin, bref, je ne savais pas comment m'y
prendre pour écrire. Et puis, j'ai trouvé la
veine des Vies minuscules, un livre qui me ressemblait
vraiment, puisque parler des autres était une façon
de parler de moi.
JLT
- Pensez-vous qu'un média comme Internet et la littérature
puissent faire bon ménage et accoucher de formes littéraires
inédites ?
PM
- Faire bon ménage, oui. C'est déjà fait.
De là à accoucher de formes littéraires
inédites, je ne suis pas sûr. Pas plus qu'Hugo
n'est inédit par rapport à Virgile ou que Perec
n'est inédit par rapport à Xénophon.
Vous n'aurez pas tout à fait le même théâtre,
ou la même prose, c'est tout. En fait, on ne peut pas
savoir ce que la génération, qui a appris avec
Internet à trois ou quatre ans, va faire de tous ces
outils. Quand Internet sera intégré à
l'éducation et à l'apprentissage dès
le plus jeune âge, nous verrons sans doute apparaître
de nouvelles formes littéraires
mais pas inédites.
2001, l'odyssée de l'espace est une épopée
au même titre que l'Iliade. Entre les deux, les
différences sont contingentes.
JLT
- Avez-vous écrit Vies minuscules et vos textes
suivants à la plume ?
PM
- A la plume et à la machine à écrire.
Maintenant, j'écris à l'ordinateur.
JLT
- Est-ce que cela a changé votre style ?
PM
- Depuis Vies minuscules, mon style s'est modifié.
Est-ce l'usage de l'ordinateur qui a engendré ce changement
? Je ne sais pas.
JLT
- Quel regard portez-vous sur l'uvre de Charles Juliet
?
PM
- J'ai beaucoup été marqué par son Journal.
Ce doit être l'une des premières publications
de POL. Il doit dater de 70 ou 72. J'y ai trouvé des
préoccupations similaires, notamment dans la difficulté,
voire l'impossibilité d'écrire. J'ai acheté
le tome 1 de son Journal à Cahors, je m'en souviens.
J'ai également lu l'Année de l'éveil
et ses ouvrages sur les peintres.
JLT
- Vous avez écrit sur les peintres, sur les écrivains.
Vous souhaitez écrire sur des scientifiques. Vous ne
me semblez pas envisager écrire sur les compositeurs.
Pourquoi ?
PM
- Je suis totalement sourd à la musique, à l'exception
de la chanson sentimentale. Il m'arrive d'entendre - vraiment
- un morceau de musique classique au bout de la dixième
fois. Ecrire sur de la musique, ce n'est pas pour moi. Mais
on peut le faire, c'est évident.
JLT
- Quand on lit Rimbaud, le fils, on finit par se demander
où est le faux, où est le vrai. Et à
quel moment, vous inventez
Comme la scène que
vous décrivez où Rimbaud se repose le soir,
après avoir écrit toute l'après-midi
dans une grande tension.
PM
- Oui. Ce ne sont pas des histoires. C'est attesté
par de nombreux témoignages. Il a écrit Une
saison en enfer en quinze jours ou trois semaines. C'est
tout à fait plausible, d'ailleurs, car le texte n'est
pas très long.
JLT
- Qu'est-ce qui fait que dans le registre du polar ou de la
science-fiction, il puisse encore y avoir une place pour le
roman ? Pourquoi, dans ces genres-là, ces thématiques-là,
les personnages ne sont pas des ectoplasmes ?
PM
- Ca serait trop long à expliquer. Déjà,
dans le roman noir, il y a toujours le passage obligé
du cadavre. Voilà un personnage que l'on ne peut pas
éviter. Par ailleurs, j'ai lu beaucoup de romans de
science fiction, dans les années 70, comme ceux de
Philip K. Dick ou d'Isaac Asimov, avec les Fondations.
Mais le genre, aujourd'hui, me paraît peut-être
plus essoufflé que le roman noir ou le polar. Je pense
notamment à l'uvre de Robin Cook, qui est extraordinaire.
Le plus mauvais dans la littérature, comme le disait
à propos de Proust, Céline, qui n'aimait personne
et surtout pas Proust : la question est de savoir si Titi
va enculer Toto ! Quel suspens !
JLT
- Ce qui résumerait, selon vous, toute la littérature
contemporaine française ?
PM
- Il me semble bien
Mais le phénomène
est présent dès la Princesse de Clèves
JLT
- C'est peut-être un peu plus trash maintenant,
non ?
PM
- Ca l'a été au début ! Mais maintenant
que l'effet hard a disparu
JLT
- Selon vous, l'industrie du livre, associée à
la médiatisation, est-elle en train de tuer la littérature
?
PM
- Ca fait un moment
JLT
- Et dans un tel contexte, vous n'avez pas peur d'être
standardisé ?
PM
- On l'est toujours.
JLT
- C'était aussi vrai il y a cent ans ?
PM
- Sûrement. Il y avait simplement une grande différence
: le nombre de lecteurs était plus réduit.
JLT
- Pour écrire, faut-il se tenir tranquille, se taire,
vivre à l'écart ?
PM
- Ca dépend des tempéraments. Il est plus commode
de ne pas être à Paris et d'habiter en Province,
comme moi à Nantes.
JLT
- Vous seriez trop sollicité à Paris ?
PM
- A Paris, j'ai beaucoup d'amis qui sont à la fois
écrivain et ivrogne.
JLT
- Les deux vont-ils ensemble ?
PM
- Pas forcément. Je sortirais continuellement et risquerais,
à la longue, de faire des impairs. Je me mettrais à
dos toute une population " écrivaine ". Là,
ils ne me voient qu'une fois tous les mois. Donc, tout va
bien ! Si j'habitais à Paris, je risquerais de prendre
mon téléphone, de donner rendez-vous à
l'un de mes amis qui serait tout aussi désuvré
que moi au même moment. Je lui parlerais alors de son
dernier livre en le qualifiant de nul et l'autre me croirait
! Le plus terrible, c'est que les gens se croient entre eux.
JLT
- N'a-t-on pas l'envie quand on s'est lancé dans le
genre bref, comme vous, de donner l'illusion d'écrire
quelque chose d'essentiel ?
PM
- Voilà enfin la bonne question. C'est le propre des
auteurs d'aphorismes. Et certains en profitent pour afficher
une prétention extraordinaire.
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Propos
recueillis par Jean-Louis Tallon
Bruxelles - avril 2002 |
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