Où
est Benoît Peeters ? A Bruxelles ? A Lyon ? A Paris ?
Au Japon ? On le croit dans la bande dessinée, il est
dans la littérature. Célébrant aussi bien
Alfred Hitchcock qu'Alain Robbe-Grillet, Paul Valéry
que Nadar, voilà près de trente ans que Benoît
Peeters pratique l'éclectisme avec singularité
et discrétion : du roman pastiche au récit photographique,
de la bande dessinée au DVD vidéo, de l'organisation
d'expositions à l'essai... Nous l'avons rencontré
à Bruxelles, à l'heure où il s'apprête
à publier son nouvel ouvrage Hergé, fils de
Tintin, à paraître le 11 octobre prochain
Jean-Louis
Tallon - Vous avez effectué un grand nombre de voyages,
comme en témoigne votre Poussière de voyages.
Pourquoi avez-vous décidé de vous installer à
Bruxelles et par la suite d'y rester ?
Benoît
Peeters - Je ne l'ai pas décidé. Je suis arrivé
à Bruxelles quand j'étais enfant, en 1958, au
moment de l'Exposition Universelle. Mon père était
fonctionnaire européen. Je suis resté à
Bruxelles jusqu'en 1973. J'ai fait mes études universitaires
à Paris. Puis je suis revenu m'installer en Belgique
en 1978. Je ne sais pas si j'ai choisi Bruxelles, si je m'y
suis habitué ou si j'ai renoué avec elle. Ce
qui est sûr en tout cas, c'est que la bande dessinée,
qui est un domaine très vivant ici, a pris beaucoup
de place dans ma vie professionnelle et m'a, de fait, plus
ou moins imposé de rester.
JLT - Vous avez été commissaire de l'exposition
" Le français dans tous ses états ".
Quel regard portez-vous sur la dualité linguistique
qui anime la Belgique ?
BP - Mon établissement à Bruxelles a certainement
joué dans le fait que j'ai été sollicité
pour devenir le responsable de l'exposition "Le français
dans tous ses états". Il ne fallait pas un français
de pure souche pour conduire ce projet. On m'a alors recommandé
comme belge...
La langue française, me semble-t-il, souffre d'un centralisme
excessif. Paris paraît exercer un diktat sur toute la
francophonie. Bruxelles a beau ne pas être loin de Paris,
la langue française n'y a pas d'arrogance car le Belge
éprouve plutôt un complexe linguistique.
Quand j'ai travaillé sur ce projet, j'avais envie d'une
exposition qui contribue à ôter le sentiment
de la rectitude de la langue et de son centralisme. Je voulais
éviter les discours défensifs ou protectionnistes
: je crois d'ailleurs qu'ils sont devenus inaudibles. Il me
paraissait pertinent de faire une exposition internationale
dont la ville française soit Lyon et non Paris, et
d'y ajouter d'autres grandes villes francophones de tailles
à peu près équivalentes : Bruxelles,
Québec, Dakar. C'était une manière de
sortir d'une spécificité de la langue française,
guidée par le centralisme parisien, qui ne se retrouve
pas dans le cas des langues espagnoles ou portugaises. Le
Brésil vis-à-vis du Portugal, ou les autres
pays d'Amérique Latine par rapport à l'Espagne,
ont établi un décentrage manifeste. En France,
au contraire, la langue est restée très proche
de l'Etat et l'Académie française a parfois
tendance à se prendre pour une instance légiférante
pour toute la francophonie. Je répétais régulièrement
cette même idée : le jour où serait créée
une Académie Francophone, active et ouverte, on aurait
fait un grand pas.
Compte tenu de tout cela, la situation décentrée
du français à Bruxelles était sûrement
une aide. Comme à Montréal ou à Dakar,
par exemple, nous vivons dans une situation de partage linguistique
: à Dakar, il y a le wolof et le français ;
à Montréal, c'est évidemment le rapport
français/anglais. A Bruxelles, il y a le rapport français/flamand.
La langue n'est donc jamais ici une évidence, un fait
acquis. Il y a pour ainsi dire coexistence plus ou moins pacifique
des langues dans un même espace.
Il s'agissait également, dans cette exposition, de
défendre le français, au même titre que
les autres langues, et pas comme la langue universelle de
substitution. J'aurais d'ailleurs tendance à lutter
contre un certain discours de la francophonie selon lequel
il n'est pas bon que le français n'ait pas la place
de l'anglais. Cette attitude nostalgique, se référant
à l'Europe du 18ème, à l'époque
où le français était la langue de la
diplomatie, des grandes institutions et de la culture européenne,
est agaçante. Aujourd'hui, toujours selon ce discours,
la langue anglaise ferait figure d'usurpatrice. N'oublions
pas qu'avant le français, il y a eu le grec, puis le
latin. Pour d'autres civilisations, ce fut l'arabe ou le chinois.
Aujourd'hui, vu la situation de l'Europe, ce qu'il faut mettre
en avant, c'est la richesse qui naît de la diversité
linguistique. Il faut défendre le français,
mais du même geste défendre l'allemand, le grec,
le portugais, etc.
Défendre le français
contre l'invasion de mots étrangers serait ridicule
et stérile : il y a toujours eu des échanges
entre les langues. En revanche, lutter contre le fait que
des pans entiers du vocabulaire technique, économique
ou informatique soient anglicisés sans qu'on y réfléchisse
me paraît tout à fait pertinent. L'informatique
ou la " nouvelle économie " finiront, si
l'on n'y prend garde, par ne plus devenir des réalités
immédiatement intelligibles. A force, la langue du
quotidien risque de perdre ses sonorités et ses couleurs.
Prenons un exemple : "e-mail " me déplaît
beaucoup car il est mal formé en français. Les
québécois proposent l'équivalent "
courriel ". C'est un mot assez joli. Pourquoi ne l'utilise-t-on
pas ? Encore une fois, il ne s'agit pas ici de se fermer à
des mots étrangers, mais de refuser que des secteurs
entiers du vocabulaire soient annexés. C'est plus un
problème d'impérialisme marchand que de pureté
linguistique.
JLT - Vous avez préparé le diplôme de
l'Ecole pratique des Hautes Etudes, sous la direction de Roland
Barthes, l'auteur, entre autres, de Mythologies. Vous
êtes l'auteur du Monde d'Hergé. Quel regard
portez-vous sur les différentes entreprises de démystification
portées à l'encontre d'Hergé ? Je pense
notamment aux livres de Pierre Assouline ou à celui
de Maxime Benoît-Jeannin ?
BP - C'est une question complexe. Je suis en effet en train
de terminer une longue étude biographique sur Hergé
(Hergé, fils de Tintin) qui tentera d'y répondre
et de compléter les livres qui lui ont déjà
été consacrés ; des livres où
souvent je ne retrouve pas tout à fait, ni comme auteur,
ni comme homme, le Hergé que j'ai un peu connu. Les
rencontres avec de très nombreux témoins, la
lecture des lettres que Hergé a écrites - notamment
à Germaine, sa première femme - m'ont permis
de mieux le connaître. Dans les livres auxquels vous
faites référence, le créateur est laissé
dans l'ombre. Assouline semble plus intéressé
par l'engagement politique de l'individu que par son uvre.
Quand j'ai commencé à travailler sur Hergé,
il y a bon nombre d'années, on évoquait déjà
la personnalité trouble et réactionnaire d'Hergé.
Mais en fait, on mélangeait
tout : Tintin au pays des Soviets, la collaboration,
le colonialisme
Il y avait selon moi autre chose à
dire sur cette uvre. J'avais déjà conduit
une analyse sémiologique des Bijoux de la Castafiore,
l'album de la déconstruction d'un système, dans
lequel Hergé a joué somptueusement avec ses
propres codes. Peu à peu, je me suis intéressé
à l'uvre dans son ensemble et le personnage a
attiré mon attention. Démystifier me paraissait
facile et plat. L'uvre présente d'autres aspects
d'ombre. Aujourd'hui, je ne cherche pas à " défendre
" Hergé. Je m'efforce d'analyser sa personnalité
dans toutes ses contradictions, en me demandant par exemple,
comment il s'est arraché à ses certitudes, à
la gangue idéologique initiale, et comment à
travers son uvre, il est parvenu à donner naissance
à autre chose qu'un discours prévisible. Hergé
m'apparaît réellement comme le fils de son uvre
: très longtemps, Les Aventures de Tintin ont
comme conduit son évolution.
JLT - Comment était né le Monde d'Hergé
?
BP - Presque par hasard. J'avais commencé un travail
universitaire sur l'uvre d'Hergé, réalisé
des entretiens avec lui, et rédigé un certains
nombre d'articles. L'initiative est venue d'un éditeur
danois, qui souhaitait publier un beau livre sur Tintin. Il
cherchait un auteur et Hergé a proposé mon nom.
J'avais à l'époque vingt-cinq ou vingt-six ans.
Vingt ans plus tard, j'écris aujourd'hui cet autre
livre sur Hergé, car j'ai la sensation d'avoir écrit
le Monde d'Hergé un peu tôt, à
un moment où je n'avais pas la connaissance et la maturité
suffisantes, et où beaucoup de tiroirs restaient fermés.
Revenir sur le sujet n'a, je crois, rien de régressif.
J'ai aujourd'hui plus de recul et accès à un
grand nombre de documents. Du vivant d'Hergé, tout
devait rester secret, notamment sur sa vie privée.
Il y avait une parole officielle, soigneusement revue : la
longue interview de Numa Sadoul, intitulée Entretiens
avec Hergé
JLT -
et le livre de Pol Vandromme, le Monde
de Tintin
BP - Oui. Ces deux livres constituaient en quelque sorte le
masque d'Hergé. En retravaillant sur Tintin, je me
suis rendu compte que tout cela était beaucoup plus
compliqué. Pour ne prendre qu'un exemple : Hergé,
dans ses entretiens avec Numa Sadoul, évoque la dépression,
mais il reconstruit son passé de manière "
ligne
claire ", en une seule crise dépressive. Quand
on étudie, de très près, la vie d'Hergé
- mon livre le montrera - on s'aperçoit que Hergé
avait un caractère dépressif extrêmement
marqué. Les grandes crises de passage à vide
datent d'ailleurs de la fin des années 40 et sont beaucoup
plus ravageuses que celle de la fin des années 50.
Dans l'image " ligne claire " d'Hergé, cette
grande crise coïncidait avec Tintin au Tibet et,
au regard du lecteur, unifiait sa vie, la rendait lisible.
De même, il résume tous les Chinois qu'il a rencontré
au moment du Lotus bleu, en un seul personnage de Tintin
: Tchang. Comme si sa propre vie devait être aussi clairement
dessinée, jusque dans ses accidents.
JLT - Quel genre d'homme était-il ?
BP - Je l'ai rencontré plusieurs fois. Je ne vais donc
pas dire que je l'ai bien connu. C'était de plus à
la fin de sa vie. Les premières fois, il avait l'air
d'un jeune homme. Mais en 1979 il est tombé gravement
malade et le rencontrer est devenu difficile. Néanmoins,
je crois l'avoir suffisamment fréquenté pour
avoir le sentiment qu'il n'était ni un affreux réactionnaire,
ni un personnage fascisant. Je me souviens notamment de la
première interview que j'ai faite de lui, en 1977,
pour la revue Minuit. J'étais impertinent, les
questions étaient souvent bizarres, déroutantes.
Mais son attitude témoignait d'une vraie curiosité
et d'une grande ouverture d'esprit qui me semble incompatible
avec l'image que certains ont donnée de lui. Généralement,
un être réactionnaire ou fascisant fonctionne
à coups de certitudes et avec aplomb. C'était
absolument le contraire d'Hergé. Il était par
ailleurs un collectionneur d'art contemporain. C'était
un moderne, même si son entourage l'était moins.
Il s'est intéressé, à la fin de sa vie,
à l'uvre de Barthes, de Lévi-Strauss,
de Michel Serres quand ce dernier a écrit sur lui.
Ce qui n'empêche que Hergé, qui était
un autodidacte, était extrêmement perméable
à des influences d'ordre très divers, dont certaines
étaient éminemment réactionnaires. Il
y a aussi eu, chez lui, des moments, sinon d'égarements,
du moins d'enthousiasme pour des choses qui, peut-être,
n'étaient pas toujours du même niveau : sa passion
pour Jung et sa dérive vers le côté Planète,
etc
Hergé est une éponge qui pouvait tout
absorber, le meilleur comme le pire. Mais beaucoup des qualités
de Tintin sont inséparables de cet aspect de sa personnalité.
Aucun auteur de bande dessinée n'a aussi bien reflété
le vingtième siècle - jusque dans ses côtés
les moins sympathiques.
JLT
- Quel regard portez-vous sur l'uvre de Jacobs ? Vous
n'avez jamais écrit sur lui
BP - Si, un peu. Notamment sur les dissemblances fondamentales
entre lui et Hergé. Tous deux pratiquaient deux systèmes
de bande dessinée très différents, avec
des logiques propres. Par ailleurs, j'ai très longuement
participé au Cd-rom sur le Piège diabolique,
pour lequel j'ai commenté, en détail, une série
de vignettes. Je ne suis pas un spécialiste de Jacobs.
L'uvre me fascine moins mais elle m'intéresse.
Je préférerais peut-être que les Cités
obscures ressemblent à du Hergé. Elles évoquent
davantage du Jacobs. Toutes proportions gardées, évidemment.
Avec François Schuiten, dans nos albums, nous sommes
plus proches de la gravité et de l'emphase jacobsiens,
que de la légèreté bondissante d'Hergé
où l'on passe du suspens à l'humour en une vignette.
On n'écrit pas toujours ce que l'on veut, ni même
ce que l'on admire le plus.
JLT - Que vous inspire l'action dissimulée de Jacques
Van Melkebeke, tour à tour, scénariste d'Hergé
et de Jacobs ?
BP - Là encore, c'est un sujet complexe. J'aborderai
en détails, dans mon livre, cette question des collaborateurs
occultes et notamment celle de Van Melkebeke. Le jeune critique
et historien de la BD, Benoît Mouchart prépare
d'ailleurs un livre sur Van Melkebeke, qui promet d'être
passionnant. Van Melkebeke fait partie de ces figures mythologiques
et fascinantes du neuvième art, qui ont joué
un rôle important et qui n'ont jamais vraiment travaillé
au grand jour, pour différentes raisons. Van Melkebeke
est resté dans l'ombre, car, se voulant surtout peintre,
il avait un certain dédain pour la bande dessinée.
Mais il avait surtout eu des ennuis, plus sérieux que
Hergé, à la fin de la guerre : il était
interdit de publication et était donc tenu à
une certaine discrétion. Il est donc compréhensible
que ni Hergé, ni Jacobs n'aient trop fait apparaître
son nom. Jacobs le désignait toujours comme "
l'ami Jacques "
JLT - Notamment dans Un opéra de papier
BP - Tout à fait. Jacques Van Melkebeke, lui-même,
se désigne souvent dans sa propre autobiographie, comme
l'ami Jacques. En fait, on découvre peu à peu
que le monde de la bande dessinée belge est assez torturé,
zigzagant, peu conforme à l'idée de ligne claire
; l'élaboration des albums n'était pas si limpide
Hergé et Jacobs n'étaient pas les uniques auteurs
de leurs albums. Mais s'ils ont travaillé avec beaucoup
de monde, ils ont tout de même gardé la maîtrise
narrative et graphique de leurs uvres (sauf peut-être
pour les tout derniers albums). Par ailleurs, l'époque
était différente. Une collaboration comme celle
que nous avons, Schuiten et moi, n'aurait pas été
concevable à l'époque. Le statut de scénariste
n'existait pratiquement pas. Pendant longtemps, ce dernier
était payé des clopinettes et ne signait pas.
Son rôle n'était pas vraiment compris. Dans l'esprit
de tous, il était là pour imaginer des gags,
quand un autre réalisait quelques croquis préparatoires
ou un troisième recueillait de la documentation. L'intérêt
est de savoir, dans le détail, en quoi des individus
comme Philippe Gérard, Jacques Van Melkebeke, Bernard
Heuvelmans ou Albert Weinberg ont assisté Hergé.
C'est une des choses que j'essaye de mettre en évidence
dans mon livre.
JLT - Vous avez publié votre premier roman Omnibus
à vingt ans. Comment est-ce arrivé ? Vous l'avez
envoyé par la poste ?
BP - Oui. J'avais tout d'abord publié un texte, intitulé
Puissances, très "Nouveau Roman",
dans la revue Minuit. Le Nouveau Roman me fascinait
beaucoup, tout comme ce que faisaient alors les gens de "
Tel Quel ". Puis, dans le prolongement de ce premier
texte, j'ai écrit un roman : Omnibus, sorte
de pastiche et de vie rêvée de Claude Simon.
Je l'ai naturellement envoyé aux éditions de
Minuit car j'avais déjà rencontré Jérôme
Lindon, Alain Robbe-Grillet et Jean Ricardou. C'était
une époque où je m'intéressais tout à
la fois à Barthes, Robbe-Grillet, Agatha Christie ou
Hitchcock : un éclectisme auquel je suis resté
fidèle. Par chance, ce premier roman a été
publié. Je n'ai, par la suite, plus vraiment arrêté
de faire ce genre de choses même si j'ai peu pratiqué
le roman.
JLT - Pourquoi, justement ? Considérez-vous, comme
Michel Butor, que la forme du roman est terminée ?
Aviez-vous confusément compris que d'autres voies seraient
un meilleur terrain pour la création ?
BP - Je ne pourrais pas répondre brièvement.
J'ai sans doute eu le sentiment d'arriver un peu tard. D'ailleurs,
mon premier roman était plutôt une sorte de reader's
digest humoristique autour de l'écriture de Simon,
du Nouveau Roman, etc
Par la suite, je crois avoir trouvé
plus d'aisance dans la pratique de genres parallèles
comme le récit photographique ou la bande dessinée.
Le champ me semblait beaucoup plus libre et riche de possibilités.
Quand j'ai commencé à travailler avec Marie-Françoise
Plissart, nous avions considéré que, si le "
roman-photo " comme tel était nul et condamné,
le récit photographique était plein de possibilités.
Avec des livres comme Droit de regards ou Le mauvais
il (accueillis par Minuit), nous voulions essayer
autre chose. Fatalement, nous avions l'impression que les
possibilités étaient multiples : même
si ce " genre " n'a pas pris, cela reste une très
belle expérience, un champ dans lequel je me sentais
très bien. En bande dessinée, quand nous avons
entamé notre collaboration, Schuiten et moi, nous n'avions
pas face à nous de modèles extrêmement
intimidants : il y avait les grands classiques bien sûr,
mais il restait d'innombrables territoires à arpenter.
Je me sentais sans doute plus à l'aise que dans le
champ littéraire, moins intimidé En bande dessinée,
il y a Mc Cay et Hergé, mais il n'y a ni Proust, ni
Kafka, ni Borges, ni Joyce... Le film de long métrage
que j'ai réalisé, Le dernier plan, contourne
lui aussi les grands genres : c'est une fiction, mais il emprunte
au documentaire la plupart de ses codes.
JLT - Jean Rouaud, lors d'une conférence, faisait la
même analyse. Il lui avait été difficile
d'écrire après toute la masse littéraire
antérieure, à laquelle Claude Simon semblait
mettre la touche finale. Il avait l'impression que tous ces
écrivains lisaient par-dessus son épaule et
jugeaient du regard ce qu'il écrivait
BP - Tout à fait. Il me faudrait retrouver un jour,
pour écrire un texte littéraire consistant,
une forme de confiance et d'évidence. J'ai beaucoup
écrit même si je prétends avoir été
intimidé par l'écriture. Mon livre, Poussière
de voyages, se démarque radicalement des grands
genres littéraires. C'est tout d'abord un livre volontairement
minuscule. Il tient du fragment. Il représente en quelque
sorte la partie émergée d'un livre sous-jacent,
que l'on devine en filigrane, mais qui n'est pas écrit.
Comme si l'on n'en avait que les éclats, les bribes.
C'est moins un livre court que les remontées ou les
survivances d'un grand texte qui n'est pas là. Peut-être
est-ce une façon d'aborder l'écriture en tournant
autour de ce qui serait l'uvre ? Parfois, j'ai l'impression
que c'est de l'évitement ; d'autres fois, que j'ai
eu réellement le désir d'inventer autre chose.
Les deux sont possibles. Cela dit, pourquoi rester dans la
sacralisation du grand genre ? Pourquoi ne pas utiliser l'écriture
dans d'autres domaines, la porter vers d'autres champs, refuser
les séparations entre fiction et réflexion ?
Mais d'un autre côté, n'est-ce pas aussi multiplier
ces stratégies d'évitement, de contournement
? L'uvre de Georges Perec est intéressante, à
ce titre comme à beaucoup d'autres. Il y a les deux
stratégies chez lui : des textes de formes très
diverses, comme Espèces d'espaces, et d'autre
part un livre comme la Vie mode d'emploi qui se veut
un affrontement direct du genre romanesque et qui est sans
doute un des prolongements les plus fascinants du Nouveau
Roman, un retour au romanesque qui n'est pas régressif.
L'uvre de Renaud Camus m'a également beaucoup
intéressé même si elle est aujourd'hui
connue pour de mauvaises raisons - et si l'évolution
de son auteur me laisse de plus en plus perplexe. Renaud Camus
a beaucoup interrogé la question des genres. L'une
des parties les moins intéressantes de son uvre
est peut-être le roman, car il n'a pas su apporter de
réponses vraiment neuves. En revanche, ses Elégies
et ses Eglogues sont pleins d'inventions étonnantes.
Quelqu'un comme Jean-Benoît Puech s'est aussi, me semble-t-il,
beaucoup intéressé aux questions de ce style
JLT - Pensez-vous qu'Internet puisse engendrer de nouvelles
formes de créations textuelles ?
BP - Je me suis acheté récemment le livre de
Martin Winckler, Légendes. Je ne l'ai pas encore
lu, mais j'en suis très curieux. L'ouvrage m'a semblé
tourner autour de ce type de questions : il avait d'ailleurs
été publié en feuilleton sur le site
des étions P.O.L. Des formes s'inventeront sans doute
grâce à Internet, autour de nouveaux modes de
lectures, mais qui ne seront pas forcément diffusés
sur Internet. De même, le cinéma a peut-être
modifié les rythmes classiques du récit littéraire,
dans l'enchaînement des séquences ou même
la brièveté des chapitres. Les résultats
ont parfois été très intéressants.
Il ne s'agit pas d'importer tels quels le cinéma, la
bande dessinée ou Internet, mais de sentir comment
ces médias peuvent ouvrir de nouveaux espaces à
la littérature. Il est frappant aussi de voir que chez
Renaud Camus le travail de type "hypertexte" a pris
la forme de notes imbriquées à l'infini, jusqu'à
recouvrir des pages entières. Internet a donc donné
une nouvelle dimension au travail de Renaud Camus, a matérialisé
un type de travail qu'il menait déjà.
JLT - Quel regard portez-vous sur la littérature française
actuelle ?
BP - Certains textes me plaisent, mais peu me passionnent.
Peut-être suis-je trop resté attaché aux
auteurs que j'ai lu plus jeune ? L'esprit littéraire
se forme tôt, dans des lectures précoces. Cependant,
je suis assez d'accord avec Alain Robbe-Grillet quand il dit
à la fin de nos entretiens, à propos des écrivains
du Nouveau roman :
" Nous n'étions pas modestes ! Nous avions
de la littérature une idée démesurée."
Et c'était vrai. La pratique esthétique devait,
selon eux, changer le monde et pas seulement faire distraire
ou faire vendre des livres. Aujourd'hui, c'est une chose qui
manque. Les écrivains publiés chez Minuit, notamment,
affichent une certaine modestie littéraire. Cela dit,
de temps en temps, certaines uvres, par leurs pures
réussites littéraires ou stylistiques, m'épatent
! Je pense à celle de Pierre Michon ou à celle
de Jacques Borel, qui revisite le genre de l'autobiographie
par l'usage d'une forme de prolifération stylistique.
Ses textes sont d'immenses labyrinthes qui finissent par dépasser
l'expérience autobiographique et à lui donner
une nouvelle dimension. L'uvre de Michon, quant à
elle, ne pose pas la question de la remise en cause des genres
mais je la sens nécessaire par sa force. Comme la poésie
de William Cliff.
JLT - Vos lectures de jeunesse, c'était le Nouveau
Roman ?
BP - Oui, mais pas seulement. Il y avait aussi, Borgès,
Kafka, Perec ou encore Barthes. Je les ai tous lus à
peu près à la même période. Il
y avait dans ces uvres un rapport jamais évident
au fait d'écrire, de raconter. Ces uvres incluaient
toujours une part de questionnement.
JLT
- Mais c'est peut-être l'oeuvre de Claude Simon qui
vous a, au départ, le plus influencé...
BP
- J'ai été jaloux de Claude Simon quand j'ai
lu ses livres pour la première fois. C'était
idiot. L'uvre de Simon est imposante. Il n'y a pas à
en être jaloux. C'était un modèle, au
même titre que Joyce ou Proust. Qui ne voudrait pas
avoir écrit la Recherche du temps perdu ? Proust
nous l'a volé anticipativement. L'ensemble de la
Recherche donne à beaucoup de ses lecteurs un sentiment
d'accomplissement, matérialise, pour certains, l'uvre
idéale. Mais pour d'autres, peut-être est-ce
Joyce ?...
JLT - Ou Faulkner
BP - Je l'ai moins pratiqué. Céline, aussi,
je crois, peut donner ce sentiment. La liste serait longue
JLT - Je reviens à Poussière de voyages.
L'Islande semble être le pays qui vous a le plus impressionné,
par la longueur et la quantité des fragments que vous
lui consacrez
BP - Oui. J'emmenais avec moi un carnet destiné à
noter d'éventuelles réflexions. Je ne sais pas
si j'ai beaucoup écrit là-bas, mais je me souviens
avoir beaucoup marché seul. Et il y a un rapport entre
la marche et l'écriture de ce type de fragments. Il
n'empêche que l'Islande reste, il est vrai, un pays
marquant.
JLT - Pourquoi ?
BP - Peut-être est-ce lié, pour moi, à
la découverte de la vie minérale et notamment
du volcanisme. Mais au fond, malgré la fascination
que peut exercer telle ou telle contrée, Poussière
de voyages suggère que le lieu importe peu. L'art
poétique du voyage peut finalement s'appliquer n'importe
où, et cela de plus en plus. A un moment donné,
j'écris : " Le temps des voyages va s'achever
". J'avais noté cette phrase au Tibet, en voyant
des touristes pressés bousculer un vieux moine. Peut-être
l'idée même de voyage va-t-elle devoir se réinventer
à partir des " non-lieux " ? Tous les endroits
a priori dignes d'intérêt risquent d'être
anéantis par l'attention démesurée qu'on
leurs porte. Il va donc falloir réapprendre à
vraiment voyager, non pas autour de sa chambre, mais dans
des endroits bizarres, dans les banlieues ou dans les pays
qui défient le tourisme, dans des villes où
apparemment il n'y a rien. Le discours tenu par les guides
touristiques m'a toujours sidéré : à
les lire, tel lieu vaudrait une demi-journée, tel monument
vaudrait tant d'étoiles... Nous sommes allés
par exemple, avec Schuiten, à Djakarta. A en croire
ce qu'on lisait, il n'y avait rien là-bas. C'est tout
de même l'une des plus grandes villes du monde. Il y
a, je crois, douze millions d'habitants
Et on nous dit
: " il n'y a rien ! " Qu'est-ce que ça
veut dire ? Qu'il n'y a pas de grands musées, de monument
majeur ? C'est possible
Mais Djakarta, je vous assure,
n'en est pas moins un lieu tout à fait passionnant.
Toute grande ville, même la plus sale, la plus mal fichue,
peut s'avérer extrêmement riche en découvertes
de toutes sortes. Dans ces villes " où il n'y
a rien ", " où ça ne vaut pas le coup
", on peut gagner une grande liberté de mouvement,
puisqu'on ne tombe pas sous le coup du protocole touristique.
JLT - Le meilleur moyen de mieux voyager ne serait-il pas
d'aller dans une ville, sans guides, au risque même
de ne pas voir tel musée ou tel monument ?
BP - On devrait tomber dessus. Ce serait merveilleux d'entendre
quelqu'un nous dire qu'il est allé à Paris,
qu'il est tombé sur un truc pyramidal, qu'il y est
entré et qu'il a découvert, à l'intérieur,
une immense collection de tableaux. Il aurait découvert
le Louvre, comme s'il n'existait que pour lui. Il y a aujourd'hui
des rituels où l'on croit qu'avoir fait telle
chose dans une ville, d'avoir fait Pékin, d'avoir
fait la Cité interdite, d'avoir fait
Venise, suffit. On est quitte du lieu et on peut aller en
voir un autre, en les consommant à grande vitesse...
A l'inverse, j'ai parcouru une grande partie de l'Islande
à pied. J'effectuais environ une trentaine de kilomètres
dans la journée. Au fil de la marche, l'échelle
du regard se modifie très vite. Dans Poussière
de voyage, je note ceci : " L'étonnant dans
la marche, c'est en fait sa rapidité. " Après
quelques jours, l'il s'accommode. Le paysage se transforme
au rythme de la marche. Tout dépend naturellement du
pays. Certains offrent des paysages vraiment uniformes et
monotones. Mais dans les pays où le paysage change,
la marche, elle-même, se révèle finalement
trop rapide.
JLT - Au fond, vous avez été, jusqu'ici,
assez chanceux. Vous avez fréquenté un certain
nombre de grandes figures du vingtième siècle
: Barthes, Hergé ou encore Robbe-Grillet. Quel genre
d'homme était Roland Barthes ?
BP - C'était un homme extrêmement fragile et
sensible. J'étais peut-être un peu jeune et lui
un peu vieux pour que l'on se rencontre tout à fait.
A l'époque, j'étais animé par des attentes
intellectuelles fortes, accordant beaucoup d'intérêt
aux questions théoriques, comme c'est souvent le cas
à dix-huit ou vingt ans. Quand j'étais à
son séminaire, Roland Barthes était hanté
par la mort prochaine de sa mère. Les séances
étaient donc plus ou moins souriantes et intéressantes,
suivant le coup de fil qu'il passait à la pause. Il
était toujours suspendu aux nouvelles sur l'état
de santé de sa mère. Ensuite, ce fut la période
de deuil. En règle générale, je lui parlais
de certains de ses livres ou de ce que j'étais en train
d'écrire, mais lui me questionnait sur mes fréquentations,
et me demandait où j'allais quand je sortais le soir
[rires]. C'était toujours assez décalé.
Certaines de ses lettres étaient pleines d'attention,
d'intérêt pour vous. Vous lui racontiez quelque
chose et lui vous faisait, contre toute attente, une remarque
sur vos yeux. On ne s'est pas connu assez longtemps. Je ne
percevais pas toute l'intensité du deuil qui l'avait
affecté. Quand j'ai lu la Chambre claire pour
la première fois, je l'ai trouvé, sur le plan
de la théorie photographique, un peu en retrait. J'avais
quelques désaccords. Quand je l'ai relu, un peu plus
tard, tout m'a paru différent. Les considérations
de Barthes sur la photo étaient le point de départ
d'une méditation qui menait vers l'autobiographie
C'est vrai, j'ai eu beaucoup de chance : je suis allé
vers des gens qui me fascinaient, et j'ai eu la chance d'en
connaître plusieurs d'assez près. Mes rencontres
avec Hergé, Barthes, Robbe-Grillet m'ont fortement
marqué. J'ai également bien connu Raoul Ruiz
à une époque où il était plus
dans l'ombre qu'aujourd'hui : nous avons écrit ensemble
un livre qui va reparaître en octobre, le Transpatagonien,
et un film, la Chouette aveugle. Il m'a énormément
apporté, notamment par le regard constamment inventif
qu'il porte sur la pratique cinématographique.
Je crois avoir gardé une grande faculté d'admiration,
même vis-à-vis de gens plus jeunes que moi. Le
talent des autres me réjouit. Ce n'est peut-être
pas toujours bon pour un " créateur ". Peut-être
faut-il être plus égoïste ?
Mais ce
n'est pas ma nature. Je crois pouvoir être un bon lecteur,
car je suis réellement heureux de voir ce que le talent
montre ou exprime. C'est certainement pourquoi je peux travailler
avec plaisir comme éditeur et comme producteur. J'aime
bien contribuer à faire émerger les talents
: à certains égards, je rêve peut-être
d'être un " auteur d'auteurs ". D'autres fois,
je me dis que je devrais me lancer dans une vraie " uvre
", un grand livre, au moins par sa longueur
JLT - L'important n'est-ce pas se laisser guider par sa propre
expérimentation ? Nous ne sommes pas très loin
de la leçon que vous tirez de vos voyages, dans le
sens où expérimenter dans quelque écriture
que ce soit, c'est chercher ce quelque chose sans le connaître
?
BP - Oui. La trajectoire créative est une sorte d'exploration
permanente. Un voyage sans cartes, presque à l'aveugle.
JLT - Voilà pourquoi en visitant différentes
formes d'expression - le roman-photo, la bande dessinée,
l'essai, le récit ou le fragment - vous ne vous êtes,
au fond, jamais éparpillé
BP - Je ne sais pas trop
On avance dans le noir. Une
oeuvre peut sembler éparpillée et devenir tout
d'un coup cohérente. Et inversement. Je ne crois pas
tellement à la préméditation, ni à
la construction volontaire. Ce serait pourtant bien pratique.
En fait, comme le dit Henry James dans l'Age mûr
: " Nous travaillons dans les ténèbres
nous faisons ce que nous pouvons ". Pourquoi fait-on
telles rencontres, prolongeons-nous telles collaborations
? Pourquoi reste-t-on dans tel pays ? Refuse-t-on telle proposition
? J'aurais pu ne jamais faire de bandes dessinées dans
ma vie. Rien ne m'y prédisposait particulièrement.
D'autant que ce n'est sûrement pas le médium
qui compte le plus à mes yeux. Même si je participe
cette année avec plaisir au jury de pré-sélection
d'Angoulême, il m'est même difficile de lire beaucoup
de bandes dessinées. Peut-être une autre rencontre
m'aurait-elle mené davantage vers le cinéma
? ou conduit à une trajectoire plus classiquement littéraire
? J'ai beaucoup écrit sur la bande dessinée.
Je suis aujourd'hui considéré comme un spécialiste
d'un genre qui n'est pas vraiment le mien (un peu comme Swann
finit par se rendre compte qu'Odette n'était pas vraiment
son type de femme). La littérature tient une place
beaucoup plus grande dans mes rêves et dans mes lectures.
La bande dessinée est arrivée dans ma vie un
peu par hasard, mais je ne le regrette pas. Peut-être
suis-je plus juste et plus moi-même en avançant
dans cette voie ? Je continue à croire qu'il faut faire
confiance à ce qui semble se faire malgré nous.
Pardon pour cette morale un peu élémentaire
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Propos
recueillis par Jean-Louis Tallon
Bruxelles - avril 2002 |
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