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Benoît Peeters - Photo HorsPress Le monde de Benoît Peeters ...
       Où est Benoît Peeters ? A Bruxelles ? A Lyon ? A Paris ? Au Japon ? On le croit dans la bande dessinée, il est dans la littérature. Célébrant aussi bien Alfred Hitchcock qu'Alain Robbe-Grillet, Paul Valéry que Nadar, voilà près de trente ans que Benoît Peeters pratique l'éclectisme avec singularité et discrétion : du roman pastiche au récit photographique, de la bande dessinée au DVD vidéo, de l'organisation d'expositions à l'essai... Nous l'avons rencontré à Bruxelles, à l'heure où il s'apprête à publier son nouvel ouvrage Hergé, fils de Tintin, à paraître le 11 octobre prochain…

Jean-Louis Tallon - Vous avez effectué un grand nombre de voyages, comme en témoigne votre Poussière de voyages. Pourquoi avez-vous décidé de vous installer à Bruxelles et par la suite d'y rester ?

Benoît Peeters - Je ne l'ai pas décidé. Je suis arrivé à Bruxelles quand j'étais enfant, en 1958, au moment de l'Exposition Universelle. Mon père était fonctionnaire européen. Je suis resté à Bruxelles jusqu'en 1973. J'ai fait mes études universitaires à Paris. Puis je suis revenu m'installer en Belgique en 1978. Je ne sais pas si j'ai choisi Bruxelles, si je m'y suis habitué ou si j'ai renoué avec elle. Ce qui est sûr en tout cas, c'est que la bande dessinée, qui est un domaine très vivant ici, a pris beaucoup de place dans ma vie professionnelle et m'a, de fait, plus ou moins imposé de rester.

JLT - Vous avez été commissaire de l'exposition " Le français dans tous ses états ". Quel regard portez-vous sur la dualité linguistique qui anime la Belgique ?

BP - Mon établissement à Bruxelles a certainement joué dans le fait que j'ai été sollicité pour devenir le responsable de l'exposition "Le français dans tous ses états". Il ne fallait pas un français de pure souche pour conduire ce projet. On m'a alors recommandé comme belge...
La langue française, me semble-t-il, souffre d'un centralisme excessif. Paris paraît exercer un diktat sur toute la francophonie. Bruxelles a beau ne pas être loin de Paris, la langue française n'y a pas d'arrogance car le Belge éprouve plutôt un complexe linguistique.
Quand j'ai travaillé sur ce projet, j'avais envie d'une exposition qui contribue à ôter le sentiment de la rectitude de la langue et de son centralisme. Je voulais éviter les discours défensifs ou protectionnistes : je crois d'ailleurs qu'ils sont devenus inaudibles. Il me paraissait pertinent de faire une exposition internationale dont la ville française soit Lyon et non Paris, et d'y ajouter d'autres grandes villes francophones de tailles à peu près équivalentes : Bruxelles, Québec, Dakar. C'était une manière de sortir d'une spécificité de la langue française, guidée par le centralisme parisien, qui ne se retrouve pas dans le cas des langues espagnoles ou portugaises. Le Brésil vis-à-vis du Portugal, ou les autres pays d'Amérique Latine par rapport à l'Espagne, ont établi un décentrage manifeste. En France, au contraire, la langue est restée très proche de l'Etat et l'Académie française a parfois tendance à se prendre pour une instance légiférante pour toute la francophonie. Je répétais régulièrement cette même idée : le jour où serait créée une Académie Francophone, active et ouverte, on aurait fait un grand pas.
Compte tenu de tout cela, la situation décentrée du français à Bruxelles était sûrement une aide. Comme à Montréal ou à Dakar, par exemple, nous vivons dans une situation de partage linguistique : à Dakar, il y a le wolof et le français ; à Montréal, c'est évidemment le rapport français/anglais. A Bruxelles, il y a le rapport français/flamand. La langue n'est donc jamais ici une évidence, un fait acquis. Il y a pour ainsi dire coexistence plus ou moins pacifique des langues dans un même espace.
Il s'agissait également, dans cette exposition, de défendre le français, au même titre que les autres langues, et pas comme la langue universelle de substitution. J'aurais d'ailleurs tendance à lutter contre un certain discours de la francophonie selon lequel il n'est pas bon que le français n'ait pas la place de l'anglais. Cette attitude nostalgique, se référant à l'Europe du 18ème, à l'époque où le français était la langue de la diplomatie, des grandes institutions et de la culture européenne, est agaçante. Aujourd'hui, toujours selon ce discours, la langue anglaise ferait figure d'usurpatrice. N'oublions pas qu'avant le français, il y a eu le grec, puis le latin. Pour d'autres civilisations, ce fut l'arabe ou le chinois. Aujourd'hui, vu la situation de l'Europe, ce qu'il faut mettre en avant, c'est la richesse qui naît de la diversité linguistique. Il faut défendre le français, mais du même geste défendre l'allemand, le grec, le portugais, etc.… Défendre le français contre l'invasion de mots étrangers serait ridicule et stérile : il y a toujours eu des échanges entre les langues. En revanche, lutter contre le fait que des pans entiers du vocabulaire technique, économique ou informatique soient anglicisés sans qu'on y réfléchisse me paraît tout à fait pertinent. L'informatique ou la " nouvelle économie " finiront, si l'on n'y prend garde, par ne plus devenir des réalités immédiatement intelligibles. A force, la langue du quotidien risque de perdre ses sonorités et ses couleurs. Prenons un exemple : "e-mail " me déplaît beaucoup car il est mal formé en français. Les québécois proposent l'équivalent " courriel ". C'est un mot assez joli. Pourquoi ne l'utilise-t-on pas ? Encore une fois, il ne s'agit pas ici de se fermer à des mots étrangers, mais de refuser que des secteurs entiers du vocabulaire soient annexés. C'est plus un problème d'impérialisme marchand que de pureté linguistique.

JLT - Vous avez préparé le diplôme de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, sous la direction de Roland Barthes, l'auteur, entre autres, de Mythologies. Vous êtes l'auteur du Monde d'Hergé. Quel regard portez-vous sur les différentes entreprises de démystification portées à l'encontre d'Hergé ? Je pense notamment aux livres de Pierre Assouline ou à celui de Maxime Benoît-Jeannin ?


BP - C'est une question complexe. Je suis en effet en train de terminer une longue étude biographique sur Hergé (Hergé, fils de Tintin) qui tentera d'y répondre et de compléter les livres qui lui ont déjà été consacrés ; des livres où souvent je ne retrouve pas tout à fait, ni comme auteur, ni comme homme, le Hergé que j'ai un peu connu. Les rencontres avec de très nombreux témoins, la lecture des lettres que Hergé a écrites - notamment à Germaine, sa première femme - m'ont permis de mieux le connaître. Dans les livres auxquels vous faites référence, le créateur est laissé dans l'ombre. Assouline semble plus intéressé par l'engagement politique de l'individu que par son œuvre.
Quand j'ai commencé à travailler sur Hergé, il y a bon nombre d'années, on évoquait déjà la personnalité trouble et réactionnaire d'Hergé. Mais en fait, on mélangeait
tout : Tintin au pays des Soviets, la collaboration, le colonialisme… Il y avait selon moi autre chose à dire sur cette œuvre. J'avais déjà conduit une analyse sémiologique des Bijoux de la Castafiore, l'album de la déconstruction d'un système, dans lequel Hergé a joué somptueusement avec ses propres codes. Peu à peu, je me suis intéressé à l'œuvre dans son ensemble et le personnage a attiré mon attention. Démystifier me paraissait facile et plat. L'œuvre présente d'autres aspects d'ombre. Aujourd'hui, je ne cherche pas à " défendre " Hergé. Je m'efforce d'analyser sa personnalité dans toutes ses contradictions, en me demandant par exemple, comment il s'est arraché à ses certitudes, à la gangue idéologique initiale, et comment à travers son œuvre, il est parvenu à donner naissance à autre chose qu'un discours prévisible. Hergé m'apparaît réellement comme le fils de son œuvre : très longtemps, Les Aventures de Tintin ont comme conduit son évolution.

JLT - Comment était né le Monde d'Hergé ?

BP - Presque par hasard. J'avais commencé un travail universitaire sur l'œuvre d'Hergé, réalisé des entretiens avec lui, et rédigé un certains nombre d'articles. L'initiative est venue d'un éditeur danois, qui souhaitait publier un beau livre sur Tintin. Il cherchait un auteur et Hergé a proposé mon nom. J'avais à l'époque vingt-cinq ou vingt-six ans. Vingt ans plus tard, j'écris aujourd'hui cet autre livre sur Hergé, car j'ai la sensation d'avoir écrit le Monde d'Hergé un peu tôt, à un moment où je n'avais pas la connaissance et la maturité suffisantes, et où beaucoup de tiroirs restaient fermés. Revenir sur le sujet n'a, je crois, rien de régressif. J'ai aujourd'hui plus de recul et accès à un grand nombre de documents. Du vivant d'Hergé, tout devait rester secret, notamment sur sa vie privée. Il y avait une parole officielle, soigneusement revue : la longue interview de Numa Sadoul, intitulée Entretiens avec Hergé

JLT - … et le livre de Pol Vandromme, le Monde de Tintin

BP - Oui. Ces deux livres constituaient en quelque sorte le masque d'Hergé. En retravaillant sur Tintin, je me suis rendu compte que tout cela était beaucoup plus compliqué. Pour ne prendre qu'un exemple : Hergé, dans ses entretiens avec Numa Sadoul, évoque la dépression, mais il reconstruit son passé de manière " ligne
claire ", en une seule crise dépressive. Quand on étudie, de très près, la vie d'Hergé - mon livre le montrera - on s'aperçoit que Hergé avait un caractère dépressif extrêmement marqué. Les grandes crises de passage à vide datent d'ailleurs de la fin des années 40 et sont beaucoup plus ravageuses que celle de la fin des années 50. Dans l'image " ligne claire " d'Hergé, cette grande crise coïncidait avec Tintin au Tibet et, au regard du lecteur, unifiait sa vie, la rendait lisible. De même, il résume tous les Chinois qu'il a rencontré au moment du Lotus bleu, en un seul personnage de Tintin : Tchang. Comme si sa propre vie devait être aussi clairement dessinée, jusque dans ses accidents.

JLT - Quel genre d'homme était-il ?


BP - Je l'ai rencontré plusieurs fois. Je ne vais donc pas dire que je l'ai bien connu. C'était de plus à la fin de sa vie. Les premières fois, il avait l'air d'un jeune homme. Mais en 1979 il est tombé gravement malade et le rencontrer est devenu difficile. Néanmoins, je crois l'avoir suffisamment fréquenté pour avoir le sentiment qu'il n'était ni un affreux réactionnaire, ni un personnage fascisant. Je me souviens notamment de la première interview que j'ai faite de lui, en 1977, pour la revue Minuit. J'étais impertinent, les questions étaient souvent bizarres, déroutantes. Mais son attitude témoignait d'une vraie curiosité et d'une grande ouverture d'esprit qui me semble incompatible avec l'image que certains ont donnée de lui. Généralement, un être réactionnaire ou fascisant fonctionne à coups de certitudes et avec aplomb. C'était absolument le contraire d'Hergé. Il était par ailleurs un collectionneur d'art contemporain. C'était un moderne, même si son entourage l'était moins. Il s'est intéressé, à la fin de sa vie, à l'œuvre de Barthes, de Lévi-Strauss, de Michel Serres quand ce dernier a écrit sur lui. Ce qui n'empêche que Hergé, qui était un autodidacte, était extrêmement perméable à des influences d'ordre très divers, dont certaines étaient éminemment réactionnaires. Il y a aussi eu, chez lui, des moments, sinon d'égarements, du moins d'enthousiasme pour des choses qui, peut-être, n'étaient pas toujours du même niveau : sa passion pour Jung et sa dérive vers le côté Planète, etc… Hergé est une éponge qui pouvait tout absorber, le meilleur comme le pire. Mais beaucoup des qualités de Tintin sont inséparables de cet aspect de sa personnalité. Aucun auteur de bande dessinée n'a aussi bien reflété le vingtième siècle - jusque dans ses côtés les moins sympathiques.

JLT - Quel regard portez-vous sur l'œuvre de Jacobs ? Vous n'avez jamais écrit sur lui…

BP - Si, un peu. Notamment sur les dissemblances fondamentales entre lui et Hergé. Tous deux pratiquaient deux systèmes de bande dessinée très différents, avec des logiques propres. Par ailleurs, j'ai très longuement participé au Cd-rom sur le Piège diabolique, pour lequel j'ai commenté, en détail, une série de vignettes. Je ne suis pas un spécialiste de Jacobs. L'œuvre me fascine moins mais elle m'intéresse. Je préférerais peut-être que les Cités obscures ressemblent à du Hergé. Elles évoquent davantage du Jacobs. Toutes proportions gardées, évidemment. Avec François Schuiten, dans nos albums, nous sommes plus proches de la gravité et de l'emphase jacobsiens, que de la légèreté bondissante d'Hergé où l'on passe du suspens à l'humour en une vignette. On n'écrit pas toujours ce que l'on veut, ni même ce que l'on admire le plus.

JLT - Que vous inspire l'action dissimulée de Jacques Van Melkebeke, tour à tour, scénariste d'Hergé et de Jacobs ?


BP - Là encore, c'est un sujet complexe. J'aborderai en détails, dans mon livre, cette question des collaborateurs occultes et notamment celle de Van Melkebeke. Le jeune critique et historien de la BD, Benoît Mouchart prépare d'ailleurs un livre sur Van Melkebeke, qui promet d'être passionnant. Van Melkebeke fait partie de ces figures mythologiques et fascinantes du neuvième art, qui ont joué un rôle important et qui n'ont jamais vraiment travaillé au grand jour, pour différentes raisons. Van Melkebeke est resté dans l'ombre, car, se voulant surtout peintre, il avait un certain dédain pour la bande dessinée. Mais il avait surtout eu des ennuis, plus sérieux que Hergé, à la fin de la guerre : il était interdit de publication et était donc tenu à une certaine discrétion. Il est donc compréhensible que ni Hergé, ni Jacobs n'aient trop fait apparaître son nom. Jacobs le désignait toujours comme " l'ami Jacques "…

JLT - Notamment dans Un opéra de papier


BP - Tout à fait. Jacques Van Melkebeke, lui-même, se désigne souvent dans sa propre autobiographie, comme l'ami Jacques. En fait, on découvre peu à peu que le monde de la bande dessinée belge est assez torturé, zigzagant, peu conforme à l'idée de ligne claire ; l'élaboration des albums n'était pas si limpide… Hergé et Jacobs n'étaient pas les uniques auteurs de leurs albums. Mais s'ils ont travaillé avec beaucoup de monde, ils ont tout de même gardé la maîtrise narrative et graphique de leurs œuvres (sauf peut-être pour les tout derniers albums). Par ailleurs, l'époque était différente. Une collaboration comme celle que nous avons, Schuiten et moi, n'aurait pas été concevable à l'époque. Le statut de scénariste n'existait pratiquement pas. Pendant longtemps, ce dernier était payé des clopinettes et ne signait pas. Son rôle n'était pas vraiment compris. Dans l'esprit de tous, il était là pour imaginer des gags, quand un autre réalisait quelques croquis préparatoires ou un troisième recueillait de la documentation. L'intérêt est de savoir, dans le détail, en quoi des individus comme Philippe Gérard, Jacques Van Melkebeke, Bernard Heuvelmans ou Albert Weinberg ont assisté Hergé. C'est une des choses que j'essaye de mettre en évidence dans mon livre.

JLT - Vous avez publié votre premier roman Omnibus à vingt ans. Comment est-ce arrivé ? Vous l'avez envoyé par la poste ?

BP - Oui. J'avais tout d'abord publié un texte, intitulé Puissances, très "Nouveau Roman", dans la revue Minuit. Le Nouveau Roman me fascinait beaucoup, tout comme ce que faisaient alors les gens de " Tel Quel ". Puis, dans le prolongement de ce premier texte, j'ai écrit un roman : Omnibus, sorte de pastiche et de vie rêvée de Claude Simon. Je l'ai naturellement envoyé aux éditions de Minuit car j'avais déjà rencontré Jérôme Lindon, Alain Robbe-Grillet et Jean Ricardou. C'était une époque où je m'intéressais tout à la fois à Barthes, Robbe-Grillet, Agatha Christie ou
Hitchcock : un éclectisme auquel je suis resté fidèle. Par chance, ce premier roman a été publié. Je n'ai, par la suite, plus vraiment arrêté de faire ce genre de choses même si j'ai peu pratiqué le roman.

JLT - Pourquoi, justement ? Considérez-vous, comme Michel Butor, que la forme du roman est terminée ? Aviez-vous confusément compris que d'autres voies seraient un meilleur terrain pour la création ?


BP - Je ne pourrais pas répondre brièvement. J'ai sans doute eu le sentiment d'arriver un peu tard. D'ailleurs, mon premier roman était plutôt une sorte de reader's digest humoristique autour de l'écriture de Simon, du Nouveau Roman, etc… Par la suite, je crois avoir trouvé plus d'aisance dans la pratique de genres parallèles comme le récit photographique ou la bande dessinée. Le champ me semblait beaucoup plus libre et riche de possibilités. Quand j'ai commencé à travailler avec Marie-Françoise Plissart, nous avions considéré que, si le " roman-photo " comme tel était nul et condamné, le récit photographique était plein de possibilités. Avec des livres comme Droit de regards ou Le mauvais œil (accueillis par Minuit), nous voulions essayer autre chose. Fatalement, nous avions l'impression que les possibilités étaient multiples : même si ce " genre " n'a pas pris, cela reste une très belle expérience, un champ dans lequel je me sentais très bien. En bande dessinée, quand nous avons entamé notre collaboration, Schuiten et moi, nous n'avions pas face à nous de modèles extrêmement intimidants : il y avait les grands classiques bien sûr, mais il restait d'innombrables territoires à arpenter. Je me sentais sans doute plus à l'aise que dans le champ littéraire, moins intimidé En bande dessinée, il y a Mc Cay et Hergé, mais il n'y a ni Proust, ni Kafka, ni Borges, ni Joyce... Le film de long métrage que j'ai réalisé, Le dernier plan, contourne lui aussi les grands genres : c'est une fiction, mais il emprunte au documentaire la plupart de ses codes.

JLT - Jean Rouaud, lors d'une conférence, faisait la même analyse. Il lui avait été difficile d'écrire après toute la masse littéraire antérieure, à laquelle Claude Simon semblait mettre la touche finale. Il avait l'impression que tous ces écrivains lisaient par-dessus son épaule et jugeaient du regard ce qu'il écrivait…


BP - Tout à fait. Il me faudrait retrouver un jour, pour écrire un texte littéraire consistant, une forme de confiance et d'évidence. J'ai beaucoup écrit même si je prétends avoir été intimidé par l'écriture. Mon livre, Poussière de voyages, se démarque radicalement des grands genres littéraires. C'est tout d'abord un livre volontairement minuscule. Il tient du fragment. Il représente en quelque sorte la partie émergée d'un livre sous-jacent, que l'on devine en filigrane, mais qui n'est pas écrit. Comme si l'on n'en avait que les éclats, les bribes. C'est moins un livre court que les remontées ou les survivances d'un grand texte qui n'est pas là. Peut-être est-ce une façon d'aborder l'écriture en tournant autour de ce qui serait l'œuvre ? Parfois, j'ai l'impression que c'est de l'évitement ; d'autres fois, que j'ai eu réellement le désir d'inventer autre chose. Les deux sont possibles. Cela dit, pourquoi rester dans la sacralisation du grand genre ? Pourquoi ne pas utiliser l'écriture dans d'autres domaines, la porter vers d'autres champs, refuser les séparations entre fiction et réflexion ? Mais d'un autre côté, n'est-ce pas aussi multiplier ces stratégies d'évitement, de contournement ? L'œuvre de Georges Perec est intéressante, à ce titre comme à beaucoup d'autres. Il y a les deux stratégies chez lui : des textes de formes très diverses, comme Espèces d'espaces, et d'autre part un livre comme la Vie mode d'emploi qui se veut un affrontement direct du genre romanesque et qui est sans doute un des prolongements les plus fascinants du Nouveau Roman, un retour au romanesque qui n'est pas régressif. L'œuvre de Renaud Camus m'a également beaucoup intéressé même si elle est aujourd'hui connue pour de mauvaises raisons - et si l'évolution de son auteur me laisse de plus en plus perplexe. Renaud Camus a beaucoup interrogé la question des genres. L'une des parties les moins intéressantes de son œuvre est peut-être le roman, car il n'a pas su apporter de réponses vraiment neuves. En revanche, ses Elégies et ses Eglogues sont pleins d'inventions étonnantes. Quelqu'un comme Jean-Benoît Puech s'est aussi, me semble-t-il, beaucoup intéressé aux questions de ce style…

JLT - Pensez-vous qu'Internet puisse engendrer de nouvelles formes de créations textuelles ?


BP - Je me suis acheté récemment le livre de Martin Winckler, Légendes. Je ne l'ai pas encore lu, mais j'en suis très curieux. L'ouvrage m'a semblé tourner autour de ce type de questions : il avait d'ailleurs été publié en feuilleton sur le site des étions P.O.L. Des formes s'inventeront sans doute grâce à Internet, autour de nouveaux modes de lectures, mais qui ne seront pas forcément diffusés sur Internet. De même, le cinéma a peut-être modifié les rythmes classiques du récit littéraire, dans l'enchaînement des séquences ou même la brièveté des chapitres. Les résultats ont parfois été très intéressants. Il ne s'agit pas d'importer tels quels le cinéma, la bande dessinée ou Internet, mais de sentir comment ces médias peuvent ouvrir de nouveaux espaces à la littérature. Il est frappant aussi de voir que chez Renaud Camus le travail de type "hypertexte" a pris la forme de notes imbriquées à l'infini, jusqu'à recouvrir des pages entières. Internet a donc donné une nouvelle dimension au travail de Renaud Camus, a matérialisé un type de travail qu'il menait déjà.

JLT - Quel regard portez-vous sur la littérature française actuelle ?


BP - Certains textes me plaisent, mais peu me passionnent. Peut-être suis-je trop resté attaché aux auteurs que j'ai lu plus jeune ? L'esprit littéraire se forme tôt, dans des lectures précoces. Cependant, je suis assez d'accord avec Alain Robbe-Grillet quand il dit à la fin de nos entretiens, à propos des écrivains du Nouveau roman :
" Nous n'étions pas modestes ! Nous avions de la littérature une idée démesurée." Et c'était vrai. La pratique esthétique devait, selon eux, changer le monde et pas seulement faire distraire ou faire vendre des livres. Aujourd'hui, c'est une chose qui manque. Les écrivains publiés chez Minuit, notamment, affichent une certaine modestie littéraire. Cela dit, de temps en temps, certaines œuvres, par leurs pures réussites littéraires ou stylistiques, m'épatent ! Je pense à celle de Pierre Michon ou à celle de Jacques Borel, qui revisite le genre de l'autobiographie par l'usage d'une forme de prolifération stylistique. Ses textes sont d'immenses labyrinthes qui finissent par dépasser l'expérience autobiographique et à lui donner une nouvelle dimension. L'œuvre de Michon, quant à elle, ne pose pas la question de la remise en cause des genres mais je la sens nécessaire par sa force. Comme la poésie de William Cliff.

JLT - Vos lectures de jeunesse, c'était le Nouveau Roman ?


BP - Oui, mais pas seulement. Il y avait aussi, Borgès, Kafka, Perec ou encore Barthes. Je les ai tous lus à peu près à la même période. Il y avait dans ces œuvres un rapport jamais évident au fait d'écrire, de raconter. Ces œuvres incluaient toujours une part de questionnement.

JLT - Mais c'est peut-être l'oeuvre de Claude Simon qui vous a, au départ, le plus influencé...

BP - J'ai été jaloux de Claude Simon quand j'ai lu ses livres pour la première fois. C'était idiot. L'œuvre de Simon est imposante. Il n'y a pas à en être jaloux. C'était un modèle, au même titre que Joyce ou Proust. Qui ne voudrait pas avoir écrit la Recherche du temps perdu ? Proust nous l'a volé anticipativement. L'ensemble de la Recherche donne à beaucoup de ses lecteurs un sentiment d'accomplissement, matérialise, pour certains, l'œuvre idéale. Mais pour d'autres, peut-être est-ce
Joyce ?...

JLT - Ou Faulkner…

BP - Je l'ai moins pratiqué. Céline, aussi, je crois, peut donner ce sentiment. La liste serait longue…

JLT - Je reviens à Poussière de voyages. L'Islande semble être le pays qui vous a le plus impressionné, par la longueur et la quantité des fragments que vous lui consacrez…


BP - Oui. J'emmenais avec moi un carnet destiné à noter d'éventuelles réflexions. Je ne sais pas si j'ai beaucoup écrit là-bas, mais je me souviens avoir beaucoup marché seul. Et il y a un rapport entre la marche et l'écriture de ce type de fragments. Il n'empêche que l'Islande reste, il est vrai, un pays marquant.

JLT - Pourquoi ?

BP - Peut-être est-ce lié, pour moi, à la découverte de la vie minérale et notamment du volcanisme. Mais au fond, malgré la fascination que peut exercer telle ou telle contrée, Poussière de voyages suggère que le lieu importe peu. L'art poétique du voyage peut finalement s'appliquer n'importe où, et cela de plus en plus. A un moment donné, j'écris : " Le temps des voyages va s'achever ". J'avais noté cette phrase au Tibet, en voyant des touristes pressés bousculer un vieux moine. Peut-être l'idée même de voyage va-t-elle devoir se réinventer à partir des " non-lieux " ? Tous les endroits a priori dignes d'intérêt risquent d'être anéantis par l'attention démesurée qu'on leurs porte. Il va donc falloir réapprendre à vraiment voyager, non pas autour de sa chambre, mais dans des endroits bizarres, dans les banlieues ou dans les pays qui défient le tourisme, dans des villes où apparemment il n'y a rien. Le discours tenu par les guides touristiques m'a toujours sidéré : à les lire, tel lieu vaudrait une demi-journée, tel monument vaudrait tant d'étoiles... Nous sommes allés par exemple, avec Schuiten, à Djakarta. A en croire ce qu'on lisait, il n'y avait rien là-bas. C'est tout de même l'une des plus grandes villes du monde. Il y a, je crois, douze millions d'habitants… Et on nous dit : " il n'y a rien ! " Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'il n'y a pas de grands musées, de monument majeur ? C'est possible… Mais Djakarta, je vous assure, n'en est pas moins un lieu tout à fait passionnant. Toute grande ville, même la plus sale, la plus mal fichue, peut s'avérer extrêmement riche en découvertes de toutes sortes. Dans ces villes " où il n'y a rien ", " où ça ne vaut pas le coup ", on peut gagner une grande liberté de mouvement, puisqu'on ne tombe pas sous le coup du protocole touristique.

JLT - Le meilleur moyen de mieux voyager ne serait-il pas d'aller dans une ville, sans guides, au risque même de ne pas voir tel musée ou tel monument ?

BP - On devrait tomber dessus. Ce serait merveilleux d'entendre quelqu'un nous dire qu'il est allé à Paris, qu'il est tombé sur un truc pyramidal, qu'il y est entré et qu'il a découvert, à l'intérieur, une immense collection de tableaux. Il aurait découvert le Louvre, comme s'il n'existait que pour lui. Il y a aujourd'hui des rituels où l'on croit qu'avoir fait telle chose dans une ville, d'avoir fait Pékin, d'avoir fait la Cité interdite, d'avoir fait Venise, suffit. On est quitte du lieu et on peut aller en voir un autre, en les consommant à grande vitesse... A l'inverse, j'ai parcouru une grande partie de l'Islande à pied. J'effectuais environ une trentaine de kilomètres dans la journée. Au fil de la marche, l'échelle du regard se modifie très vite. Dans Poussière de voyage, je note ceci : " L'étonnant dans la marche, c'est en fait sa rapidité. " Après quelques jours, l'œil s'accommode. Le paysage se transforme au rythme de la marche. Tout dépend naturellement du pays. Certains offrent des paysages vraiment uniformes et monotones. Mais dans les pays où le paysage change, la marche, elle-même, se révèle finalement trop rapide.

JLT - Au fond, vous avez été, jusqu'ici, assez chanceux. Vous avez fréquenté un certain nombre de grandes figures du vingtième siècle : Barthes, Hergé ou encore Robbe-Grillet. Quel genre d'homme était Roland Barthes ?

BP - C'était un homme extrêmement fragile et sensible. J'étais peut-être un peu jeune et lui un peu vieux pour que l'on se rencontre tout à fait. A l'époque, j'étais animé par des attentes intellectuelles fortes, accordant beaucoup d'intérêt aux questions théoriques, comme c'est souvent le cas à dix-huit ou vingt ans. Quand j'étais à son séminaire, Roland Barthes était hanté par la mort prochaine de sa mère. Les séances étaient donc plus ou moins souriantes et intéressantes, suivant le coup de fil qu'il passait à la pause. Il était toujours suspendu aux nouvelles sur l'état de santé de sa mère. Ensuite, ce fut la période de deuil. En règle générale, je lui parlais de certains de ses livres ou de ce que j'étais en train d'écrire, mais lui me questionnait sur mes fréquentations, et me demandait où j'allais quand je sortais le soir [rires]. C'était toujours assez décalé. Certaines de ses lettres étaient pleines d'attention, d'intérêt pour vous. Vous lui racontiez quelque chose et lui vous faisait, contre toute attente, une remarque sur vos yeux. On ne s'est pas connu assez longtemps. Je ne percevais pas toute l'intensité du deuil qui l'avait affecté. Quand j'ai lu la Chambre claire pour la première fois, je l'ai trouvé, sur le plan de la théorie photographique, un peu en retrait. J'avais quelques désaccords. Quand je l'ai relu, un peu plus tard, tout m'a paru différent. Les considérations de Barthes sur la photo étaient le point de départ d'une méditation qui menait vers l'autobiographie…
C'est vrai, j'ai eu beaucoup de chance : je suis allé vers des gens qui me fascinaient, et j'ai eu la chance d'en connaître plusieurs d'assez près. Mes rencontres avec Hergé, Barthes, Robbe-Grillet m'ont fortement marqué. J'ai également bien connu Raoul Ruiz à une époque où il était plus dans l'ombre qu'aujourd'hui : nous avons écrit ensemble un livre qui va reparaître en octobre, le Transpatagonien, et un film, la Chouette aveugle. Il m'a énormément apporté, notamment par le regard constamment inventif qu'il porte sur la pratique cinématographique.
Je crois avoir gardé une grande faculté d'admiration, même vis-à-vis de gens plus jeunes que moi. Le talent des autres me réjouit. Ce n'est peut-être pas toujours bon pour un " créateur ". Peut-être faut-il être plus égoïste ?… Mais ce n'est pas ma nature. Je crois pouvoir être un bon lecteur, car je suis réellement heureux de voir ce que le talent montre ou exprime. C'est certainement pourquoi je peux travailler avec plaisir comme éditeur et comme producteur. J'aime bien contribuer à faire émerger les talents : à certains égards, je rêve peut-être d'être un " auteur d'auteurs ". D'autres fois, je me dis que je devrais me lancer dans une vraie " œuvre ", un grand livre, au moins par sa longueur…

JLT - L'important n'est-ce pas se laisser guider par sa propre expérimentation ? Nous ne sommes pas très loin de la leçon que vous tirez de vos voyages, dans le sens où expérimenter dans quelque écriture que ce soit, c'est chercher ce quelque chose sans le connaître ?


BP - Oui. La trajectoire créative est une sorte d'exploration permanente. Un voyage sans cartes, presque à l'aveugle.

JLT - Voilà pourquoi en visitant différentes formes d'expression - le roman-photo, la bande dessinée, l'essai, le récit ou le fragment - vous ne vous êtes, au fond, jamais éparpillé…

BP - Je ne sais pas trop… On avance dans le noir. Une oeuvre peut sembler éparpillée et devenir tout d'un coup cohérente. Et inversement. Je ne crois pas tellement à la préméditation, ni à la construction volontaire. Ce serait pourtant bien pratique. En fait, comme le dit Henry James dans l'Age mûr : " Nous travaillons dans les ténèbres… nous faisons ce que nous pouvons ". Pourquoi fait-on telles rencontres, prolongeons-nous telles collaborations ? Pourquoi reste-t-on dans tel pays ? Refuse-t-on telle proposition ? J'aurais pu ne jamais faire de bandes dessinées dans ma vie. Rien ne m'y prédisposait particulièrement. D'autant que ce n'est sûrement pas le médium qui compte le plus à mes yeux. Même si je participe cette année avec plaisir au jury de pré-sélection d'Angoulême, il m'est même difficile de lire beaucoup de bandes dessinées. Peut-être une autre rencontre m'aurait-elle mené davantage vers le cinéma ? ou conduit à une trajectoire plus classiquement littéraire ? J'ai beaucoup écrit sur la bande dessinée. Je suis aujourd'hui considéré comme un spécialiste d'un genre qui n'est pas vraiment le mien (un peu comme Swann finit par se rendre compte qu'Odette n'était pas vraiment son type de femme). La littérature tient une place beaucoup plus grande dans mes rêves et dans mes lectures. La bande dessinée est arrivée dans ma vie un peu par hasard, mais je ne le regrette pas. Peut-être suis-je plus juste et plus moi-même en avançant dans cette voie ? Je continue à croire qu'il faut faire confiance à ce qui semble se faire malgré nous. Pardon pour cette morale un peu élémentaire…

Propos recueillis par Jean-Louis Tallon
Bruxelles - avril 2002
 

Benoît Peeters - Photo HorsPress

 

Brüssel - www.casterman.com

 

Benoît Peeters - Poussière de voyages



le Monde d'Hergé - casterman


Tu parles !? Le français dans tous ses états

Après plusieurs années de léthargie, Les Impressions nouvelles ont repris du poil de la bête et proposent un programme éditorial ambitieux, des textes forts et éclectiques, passant aussi bien de la critique d'art, à la littérature ou au documentaire, notamment avec le double DVD d'entretiens entre Alain Robbe-Grillet et Benoît Peeters.

Parue également aux éditions Les Impressions nouvelles, une série de onze miniatures narratives, intitulée les Petits dieux, écrite par la réalisatrice et écrivain Sandrine Willems. Onze petits récits, tout en finesse et subtilité. Au programme, notamment : Chardin et le lièvre, Tchang et le Yéti, Carmen et le taureau, Borgès et la lézarde... A découvrir...

Chardin et le lièvre - Sandrine Willems - Les Impressions Nouvelles


Carmen et le taureau , de Sandrine Willems - Les Impressions nouvelles

Quelques ouvrages de Benoît Peeters à découvrir :
Omnibus, Les Editions de Minuit, 1976.

Le monde d'Hergé, monographie, Casterman, 1983
le Mauvais oeil (en collaboration avec M.-F. Plissart), Les Editions de Minuit, 1986
Brüsel (en collaboration avec F. Schuiten), Casterman, 1992
Hitchcock, le travail du film, Les Impressions nouvelles, 1993

Tu parles !? le français dans tous ses états, Flammarion, 2000 (ouvrage collectif)
Poussière de voyages, Les Impressions Nouvelles, 2001
la Frontière invisible
(en collaboration avec F. Schuiten) Casterman, 2002
Hergé, fils de Tintin
, Flammarion, 2002 (à paraître)
 

A découvrir :
Le site des Impressions Nouvelles

Le site des Piérides

Le site de cités obscures

www.labd.com
(proposant, entre autres, un article consacré au prochain livre de Benoît Peeters : Hergé, fils de Tintin)

 


 

 

 

 
 
 
 
 

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