Fidèle
compagnon de route du compositeur américain Philip
Glass, le compositeur, claviériste, chef d'orchestre
et producteur Michael Riesman reste, encore aujourd'hui,
un homme de l'ombre, un nom énigmatique sur les pochettes
de disque mais un musicien comblé. Rencontre avec le
conductor du Philip Glass Ensemble. Alors que
l'Opéra National du Rhin, à Strasbourg, et le
Théâtre de Caen, s'apprêtent à accueillir,
à quelques mois d'intervalle, respectivement, les premières
françaises des opéras Akhnaten et la
Belle et la Bête de Philip Glass
.
Jean-Louis Tallon - Au fond, on vous connaît peu. Vous
êtes toujours resté dans l'ombre de Philip Glass.
Pourquoi vous êtes-vous tourné vers la musique
et la direction d'orchestre ?
Michael
Riesman - J'ai commencé à jouer du piano
à l'âge de six ans. Ma mère pratiquait
le violon et le chant. Mon père n'était pas
musicien mais aimait la musique. Mon frère et mes surs,
qui étaient plus âgés que moi, jouaient
tous d'un instrument. L'une de mes soeurs pratiquait notamment
le violoncelle. Au début, je ne pensais pas me lancer
dans une carrière musicale. Et puis, petit à
petit, après avoir achevé ma scolarité,
je me suis longuement interrogé et l'envie de devenir
musicien s'est finalement imposée. J'ai donc étudié
la composition et la direction d'orchestre à l'Université,
tout en laissant de côté l'apprentissage du piano.
Il me semblait qu'il était trop tard pour entamer une
carrière de pianiste. J'ai poursuivi mes études
à l'Université d'Harvard où j'ai obtenu
mon doctorat, avant de devenir professeur de musique à
la State University de New York, située à cinquante
minutes de la cité. C'est alors que j'ai très
vite déchanté. La vie musicale qui se déroulait
à l'Université ne me paraissait pas tournée
vers la nouveauté. Et il m'est alors très vite
apparu que le professeur d'Université, en règle
générale, est un musicien sans ambition qui
se contente d'écrire de la musique sans grand intérêt
pour les autres professeurs. Tout cela n'était pas
très enthousiasmant. Et plus encore, cette musique
ne semblait pas se soucier d'avoir ou non un vrai public.
Et pour moi, cet état de fait était intolérable.
J'ai alors compris que la musique devait se créer hors
de l'Université, qui représentait une voie sans
issue.
JLT
- C'était la grande époque de la musique sérielle
MR
- Oui. J'ai donc tout simplement quitté mon poste de
professeur sans savoir ce que j'allais faire. Je me suis mis
à jouer du piano dans les bars, à donner des
concerts d'improvisation dans les galeries. Pour vivre, je
travaillais également dans des maisons d'éditions
de partitions. Comme beaucoup. A la même époque,
je me suis installé à New York. J'ai alors rencontré
un grand nombre d'artistes qui habitaient le quartier de Soho
et qui constituaient une sorte de foyer créatif. Aujourd'hui,
c'est malheureusement très différent. Là,
j'ai cotoyé des amis de Philip Glass et j'ai commencé
à m'intéresser à sa musique, qui était
acceptée par un certain public et critiquée
par l'Université. Un soir que je donnais un concert
dans une galerie - c'était en 1974 - un des membres
du Philip Glass Ensemble était dans l'assistance.
JLT
- Qui était-ce ?
MR
- Dickie Landry, le saxophoniste du groupe. Il est venu me
voir et m'a appris que leur deuxième claviériste
avait décidé de partir. Ils cherchaient donc
un remplaçant. Dickie Landry m'a alors présenté
le soir-même à Philip Glass.
JLT
- Le Philip Glass Ensemble existait-il déjà
comme tel ?
MR
- Oui. Depuis 1970-71. De 1968 à 1972, les membres
du groupe étaient flexibles. Mais dès 1972,
le Philip Glass Ensemble comprenait entre autres, trois vents,
une chanteuse et deux claviéristes. Par la suite, nous
avons ajouté d'autres claviers afin d'interpréter
des uvres plus complexes comme Glassworks. Philip
m'a demandé si je voulais participer à une tournée
dans l'Iowa, qui devait avoir lieu deux semaines plus tard.
Il ne s'agissait pas encore de joindre le groupe en permanence.
Ce devait être ponctuel, mais, après cette expérience,
ce fut définitif [rires].
JLT
- Philip Glass racontait lors d'une interview qu'il vous avait
gardé dans le groupe car un séquenceur, qu'il
possédait, prévu pour exécuter un nombre
important de répétitions, s'était avéré
moins rapide que vous. Le séquenceur serait même,
une fois, tombé en panne et pas vous...
MR
- [rires] Je ne sais pas si cette histoire est vraie.
Certains séquenceurs peuvent tout de même jouer
plus vite que moi. Quoi qu'il en soit, on n'en utilise jamais
pendant les concerts.
JLT
- Il n'y a jamais d'enregistrements préalables ?
MR
- Non.
JLT
- Voilà à peu près trente ans que vous
travaillez avec Philip Glass. N'est-ce pas trop pesant ? N'avez-vous
pas eu parfois envie de suivre une autre voie ?
MR
- [rires] Non. Pour plusieurs raisons. Quand j'ai commencé
à travailler avec Philip Glass, les premières
années, nous ne donnions, au total, que douze à
quinze semaines de concerts. Le reste du temps, j'étais
libre de faire ce que je voulais et de ne pas uniquement travailler
toujours avec Glass. Par ailleurs, Philip a réussi
à maintenir tous les membres fondateurs du groupe au
long de toutes ces années. Pour ce faire, il avait
calculé qu'il fallait travailler vingt semaines dans
l'année pour être rémunéré,
sans travailler, les vingt semaines suivantes. C'était
très bien. Il a réussi ainsi à maintenir
la cohésion du groupe. Car, au début, nous ne
travaillions pas beaucoup. Et Philip a compris que tout le
monde risquait à terme de le laisser et de partir pour
faire autre chose de plus rentable. Il fallait tout de même
manger ! Quand la musique de Philip Glass a changé
et qu'il a commencé à composer des ballets,
des opéras, des musiques pour le théâtre,
il a eu besoin d'un chef d'orchestre, ce que je n'avais jamais
fait auparavant. J'ai été tout d'abord invité
à enregistrer un premier disque. Mais, au fond, sans
le savoir, c'était de cette manière que j'avais
toujours souhaité commencer. Enfin, dernière
chose : avec Philip Glass, il y a toujours du nouveau, qu'il
s'agisse de nouvelles musiques ou de nouvelles expériences.
J'ai pu ainsi travailler avec de nombreux artistes comme Martin
Scorcese, Godfrey Reggio ou Foday Musa Suso, diriger et produire
Uakti, dans le cadre de la Maison de disques, Point Music.
Je mène donc une vie musicale enviable, je crois [rires].
JLT
- On reproche souvent à la musique de Philip Glass
de ne pas se renouveler et de ressasser sans cesse les mêmes
airs, surtout ces dernières années
MR
- La musique de Philip Glass a un son reconnaissable. Mais
les concerts que nous donnons apportent toujours quelque chose
de nouveau. Mes amis de jeunesse, qui, comme moi, ont étudié
la musique classique, dirigent les mêmes pièces
chaque année. Pour moi, il y a toujours du changement
: je peux même travailler avec des artistes de musique
pop, comme David Bowie ou Paul Simon.
JLT
- Selon Ivo Malec, l'avenir de la musique contemporaine passerait
par l'électroacoustique. Quel est votre point de vue
sur cette question ?
MR
- Je ne suis pas d'accord. La voix humaine ne peut pas être
reproduite par l'électroacoustique. Et, selon moi,
la voix humaine donne tout son sens à l'essence même
de la musique. Tous les instruments ne sont rien d'autres
qu'une imitation de la voix. Non, selon moi, l'intérêt
de l'électronique, c'est l'amplification.
JLT
- Lors d'une interview, Pierre Boulez parlait de la manière
dont il avait découvert, dans les années 70,
la musique de Philip Glass. Il dit avoir été
intéressé, à l'époque, par les
procédés de déphasages rythmiques chez
Glass et Reich. Mais il rajoute que
" le matériau utilisé par Steve Reich
et Philip Glass était tellement simplet, et leurs connaissances
de la musique si primaires, qu'au bout de trente minutes,
on avait tout compris. " Il saluait tout de même
leur habileté
Que pensez-vous de ce jugement
?
MR
- La musique de Philip Glass, contrairement à celle
de Steve Reich, ne comprend aucun procédé de
déphasage rythmique.
JLT
- Mais Boulez n'a-t-il pas raison de parler à propos
de la musique de Glass de matériau sommaire et de ressassement
?
MR
- Il a raison d'un point de vue intellectuel. Mais la musique
n'est pas seulement un art conceptuel. La musique de Glass
tient du rituel. Elle a des connexions avec la musique indienne,
notamment dans son sens mélodique. Cela dit, elle a,
selon moi, un lien plus fort avec la musique africaine, dans
son usage des rythmes frénétiques, qui vont
à l'unisson. En Afrique, les musiciens jouent, ensemble,
sur un même rythme. Même chose pour les danseurs.
La musique de Philip Glass s'adresse au corps, ce qui ne l'empêche
pas d'être composée par un intellectuel [rires].
JLT
- Vous êtes-vous dit un jour à propos de Glass
: " Peut-être suis-je avec l'un des plus grands
compositeurs de cette fin du 20ème et du début
du 21ème " ou cela ne se pose-t-il pas en ces
termes ?
MR
- Glass est, à mon avis, le compositeur du 21ème
siècle. Mais pour pouvoir vraiment juger, il faut attendre
encore de nombreuses années, que nous ne soyons plus
en vie, ni lui, ni moi, ni tous ceux du Philip Glass Ensemble.
Alors, après, et seulement après, on saura si
sa musique passe à la postérité. Ce que,
pour ma part, je crois. Sa musique, qui, encore une fois,
est de l'ordre du " ritual ", comme Music in
twelve parts, est unique dans la musique contemporaine.
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Propos
recueillis par Jean-Louis Tallon
novembre 2000 - Auditorium de Lyon |
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