Le Seigneur des anneaux est une trilogie de Tolkien incluant
La Communauté de l'anneau (livres I et II), Les
deux tours (livres III et IV) et Le Retour du roi (livres
V et VI). L'adaptation de Jackson concerne l'uvre intégrale,
mais seul est sorti pour le moment le premier volet du triptyque.L'adaptation
cinématographique du Seigneur des Anneaux est
sortie sur les écrans le 19 décembre 2001, quarante-cinq
ans après la parution du roman. Mais pour beaucoup, ce
film est matière à une découverte, bien
plus qu'à une redécouverte, de l'uvre et
de l'univers de Tolkien. Voici donc, en quelques points nullement
exhaustifs, une évaluation de la fidélité
du film de Jackson, mais aussi un retour sur ses plus belles
infidélités.
Tout
d'abord, et c'est essentiel, les images superbes du film sont
tout à fait conformes aux mots du roman. Jackson parle
la langue de Tolkien. Le choix des décors, des paysages
et des architectures est tout aussi remarquable. Jackson a
raison, les Terres du Milieu sont bien en Nouvelle-Zélande.
Même les effets spéciaux numériques qui
ne sont trop souvent qu'un gadget inutile contribuent réellement
à recréer l'univers de Tolkien. Je pense à
ce qui n'est qu'un détail dans le livre, lorsque la
Compagnie, quittant la Lothlorien, et descendant l'Anduin,
franchit les gigantesques statues de l'Argonath. Tolkien y
consacre trois ou quatre lignes. Jackson sans doute plus :
un plan d'une minute peut-être, mais sans s'appesantir,
sans qu'un personnage n'en vienne soudainement à expliquer
qui représentent ces colossales statues. Au-delà
de la beauté de ces images, il est manifeste que Jackson
cherche à respecter un élément essentiel
de l'art et du monde de Tolkien : le souci du détail
autonome, qui contredit l'économie habituelle des films
américains, et d'une grande part de l'art occidental
depuis la tragédie grecque, où tous les éléments
évoqués doivent l'être non pour eux-mêmes,
mais pour le rôle qu'ils joueront dans l'intrigue. Le
monde de Tolkien a une véritable histoire, écrite
par ailleurs, et Le Seigneur des anneaux se déroule
à une certaine époque, tributaire de toutes
les autres. Il est donc parsemé de ce qu'on pourrait
appeler des "ruines" ou des "traces" :
anecdotes, monuments et légendes qui font signe vers
cette histoire passée. Tolkien évoque sans raconter,
Jackson montre sans expliquer : même souci de doter
l'univers qu'ils évoquent d'une profondeur gratuite,
immotivée par la trame ou l'intrigue et qui contribuent,
dans une certaine mesure, à son autonomie.
Outre ce qu'il montre, comme les statues de l'Argonath, le
film est aussi fidèle par ce qu'il ne montre pas. Dieu
merci, le Gandalf de Jackson n'est pas un sorcier de pacotille,
lançant d'énormes boules de feu sur le premier
gobelin venu. À ma connaissance, dans le texte de La
Communauté de l'anneau, Gandalf ne fait ouvertement
usage de sa magie qu'à deux reprises. Dans l'obscurité
des tunnels de la Moria, il guide ses compagnons à
la pâle lueur de son bâton de sorcier. Et un peu
plus tôt, lorsque la Compagnie menace d'être ensevelie
sous les neiges du Caradhras, il consent à allumer
un feu, mais il précise alors "Je viens d'écrire
Gandalf est ici dans des caractères que tous peuvent
lire de Rivendell jusqu'aux bouches de l'Anduin!" Comment
mieux résumer ceci que chez Tolkien la magie est rare,
puissante et discrète? La magie de Gandalf, c'est d'abord
le savoir et les arts des hommes portés à leur
perfection : il est un virtuose des feux d'artifice, il parle
toutes les langues des Terres du Milieu, il est aussi un vaillant
combattant, bien souvent il tient son bâton de la main
gauche, et son épée Glamdring de la droite,
et un cavalier émérite. Jackson respecte cette
donnée fondamentale du monde de Tolkien, cette économie
subtile de la magie. Un seul exemple, la toute première
fois où la magie de Gandalf se révèle
dans le film : assis avec Bilbo, le sorcier joue de ses ronds
de fumée, et les transforme en navire : c'est une magie
des petites choses, un enchantement subtil et discret.
Mais quel dommage que la pudeur de Jackson n'ait pas aussi
concerné Sauron ! Le Seigneur sombre n'apparaît
jamais dans Le Seigneur des anneaux, et il n'est jamais décrit.
Sa seule intervention directe dans le roman, c'est le hurlement
terrible qu'il pousse lorsque l'anneau est détruit
à la fin du troisième tome. Tolkien a évidemment
choisi de ne pas représenter ce Mal qu'est Sauron,
ne pouvant en faire qu'un portrait nécessairement décevant.
Or, il apparaît dès la dixième minute
du film, sous la caricature d'un ridicule diable en armure
Reste l'anneau lui-même. Cette petite chose si simple,
sans aucun ornement, "d'or pur et solide (
) absolument
lisse", que distingue seulement une inscription révélée
par les flammes, quelques vers terribles que Tolkien met en
exergue de son roman :
Trois
Anneaux pour les rois elfes sous le ciel,
Sept pour les seigneurs nains dans leurs palais de pierre,
Neuf pour les hommes mortels voués au trépas,
Un Seul pour le Seigneur Ténébreux sur son trône
sombre
Au pays de Mordor où les ombres s'étendent.
Un Anneau pour les gouverner, un Anneau pour les trouver,
Un Anneau pour les amener tous et dans les ténèbres
les lier
Au pays de Mordor où les ombres s'étendent.
L'anneau
de Jackson est l'anneau de Tolkien. Horriblement simple et
discret, caché le plus souvent dans la poche du Porteur
ou contre sa poitrine. Et pourtant, dans cette présence
absence, il est un personnage à part entière,
séduisant "l'or paraissait très beau et
très pur, et Frodo trouva fort belle sa couleur, et
parfaite sa rondeur. C'était une chose remarquable
et précieuse", et surtout doué d'une volonté
propre "L'anneau essayait de rejoindre son maître.
Il avait glissé du doigt d'Isildur et l'avait trahi
; puis il s'empara du pauvre Déagol et il fut assassiné,
et après ce fut Gollum. Il ne pouvait plus faire usage
de lui, il était trop petit ; et aussi longtemps qu'il
resterait avec lui, il ne pourrait jamais retrouver son maître".
L'anneau est doué d'un pouvoir négatif, il ne
peut agir directement, par lui-même, mais il perturbe
les relations entre les personnages, tel le Néron de
Britannicus, invisible pouvoir tout puissant tapi dans sa
chambre. L'anneau est le mal qui se cache en chacun de nous,
le plus radical et horrible car le plus familier, le seul
qui existe aussi peut-être: Sauron, le Mal absolu n'existe-t-il
ailleurs que dans les recoins obscurs du cur et de l'âme?
Si le Seigneur sombre n'apparaît jamais dans l'uvre
de Tolkien, c'est peut-être qu'il n'existe pas, qu'il
n'est rien d'autre que cette sombre postulation par laquelle
tous les personnages qui ont connaissance de la présence
immédiate de l'Anneau se prennent à s'imaginer
eux-mêmes parés de sa puissance, que ce soit
pour la convoiter (Boromir, Gollum) ou pour la rejeter (Gandalf,
Galadriel). Jackson montre très bien ceci lorsque,
la Compagnie se trouvant à Rivendell, Bilbo souhaite
revoir son anneau porté désormais par Frodo,
et que devant le refus de celui-ci, il s'agite et prend furtivement,
l'aspect répugnant de Gollum.
Une autre originalité de Tolkien est d'avoir composé
un roman, best-seller, mondial, ne comportant aucune histoire
d'amour. Aragorn épouse certes Arwen au terme du Retour
du roi, et Sam Rosie, mais cela ne donne lieu à aucune
intrigue sentimentale. Évidemment , cela correspond
mal au projet d'un film américain ! D'où l'Arwen
de Jackson (Liv Tyler, très crédible par ailleurs
en princesse elfe) qui se voit investie dans le film d'un
rôle non négligeable, là où elle
échange à peine quelques mots avec Aragorn dans
le roman. Quel dommage d'avoir trahi Tolkien par simple souci
des goûts du public et des attentes des studios! C'est
l'infidélité la plus flagrante de Jackson qui
a néanmoins le mérite de révéler
le génie de Tolkien : avoir composé l'une des
plus belles histoires du XX° siècle, et des plus
populaires aussi, en n'ayant aucunement recours à la
cheville traditionnelle de l'intrigue amoureuse.
Jackson passe aussi complètement sous silence les chapitres
VI et VII du livre I, c'est-à-dire la traversée
de la vieille forêt qui mène les Hobbits hors
de la Comté. Il est malheureux que cette ellipse entraîne
aussi la disparition du personnage si curieux qu'est Tom Bombadil,
le seul être, avec Sam peut-être, que n'affectent
pas les terrifiants pouvoirs de l'anneau, et qui fait si peu
de cas de ce que même Gandalf tient pour terriblement
important. Bombadil n'appartient à aucun peuple, il
est plus vieux que les Elfes, plus puissant que Gandalf et
plus insouciants que les Hobbits. C'est une autre figure du
pouvoir, celle du pouvoir introverti, puissant parce que rien
ne l'affecte, rien ne le concerne. Puissance du retrait, du
désintérêt: il est un anti-Gandalf. Ne
faudrait-il pas se désintéresser de l'Anneau
? En un sens, il a raison le pouvoir de l'anneau, on l'a vu,
c'est le pouvoir que chacun lui accorde sur soi. Il est d'ailleurs
envisagé un moment chez Elrond de lui laisser la garde
de l'Anneau. Mais c'est Gandalf, figure de la puissance volontaire
et impliquée dans les tracas du monde, qui l'emporte
toujours dans le cur et l'uvre de Tolkien, même
si la tentation de Bombadil est constante, ne serait-ce que
dans les événements qui concluent le roman,
et le départ des principaux acteurs de la guerre de
l'Anneau par-delà l'océan. Il est donc dommage
que Jackson ait passé sous silence une figure aussi
complexe et importante.
Reste un film beau, riche et loin des clichés du genre.
Patience, la suite sort dans dix mois. Pour le reste, le livre,
lui, est disponible.
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Mathieu
Lebeau
Mars 2002 |
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