Avec
son quatorzième roman, intitulée La Voix perdue
des hommes, l'écrivain et chanteur Yves Simon poursuit
une uvre singulière sondant avec acuité
et compassion les profondeurs de la solitude humaine.
Jean-Louis
Tallon - Comment vous est venu le goût de l'écriture,
tous genres confondus ?
Yves
Simon - C'est difficile de s'en souvenir. C'est un
processus si intérieur. De la même manière,
si vous demandez à un peintre pourquoi il peint, il
dira sans doute qu'il griffonnait déjà quand
il était enfant. Au début, j'ai surtout eu envie
d'être réalisateur. Je suis donc rentré
à l'IDHEC (1). Mais à vingt-deux ans, tourner
des films reste compliqué et cher. La littérature
devient alors une solution de remplacement.
JLT - Quelles personnalités vous ont influencé
au point de vous décider à devenir écrivain,
puis chanteur ?
YS
- Le fait de voir un jeune romancier, talentueux comme
Jean-Marie Le Clézio, obtenir le prix Renaudot, influence
forcément un garçon de seize ans. La littérature
ne lui apparaît plus comme ringarde. Je me suis également
identifié à certains chanteurs de ma génération,
comme Bob Dylan, dont l'image était finalement plus
forte que celle des Beatles ou des Stones, parce qu'il était
auteur compositeur. Dylan m'a donné envie d'être
moi aussi un chanteur avec une guitare
JLT
- Etre à la fois romancier et chanteur n'implique pas
la même médiatisation. Comment parvenez-vous
à équilibrer les deux sans qu'il y ait d'incidence
sur vous et votre travail ?
YS
- Cela ne me pose aucun problème schizophrénique.
Je suis exactement le même qui publie des romans et
qui écris des chansons. Si je dois parler d'un roman,
je n'en parlerai pas comme d'un disque, c'est tout.
JLT
- Comment expliquez-vous que votre troisième roman Transit
express n'ait pas eu le même accueil critique que
les deux premiers et qu'il vous ait fallu attendre un article
élogieux de Michel Foucault dans Le Nouvel observateur
pour devenir de nouveau, je vous cite, " fréquentable
" ? Pensez-vous qu'en France, on accepte mal qu'un chanteur
puisse écrire aussi des romans ?
YS
- Comme vous le rappelez, avant de commencer une carrière
de chanteur, j'avais en effet publié deux romans (2)
pour lesquels la critique avait alors été très
bonne. En 1975, je publie mon troisième roman, Transit
express. Le problème est que j'avais sorti, entre
temps, deux albums(3). Et le journal le Monde, qui
avait signé un grand papier sur les Jours en couleur,
consacra seulement quelques lignes péjoratives à
Transit express. Toute la critique a suivi. Il m'a
fallu effectivement attendre l'article de Michel Foucault
sur mon roman Océan(4) pour que l'on me prenne
de nouveau en considération. Je les ai eus, si j'ose
dire, à la distance. Mais c'était loin d'être
évident. J'ai souffert de cette désinvolture
à mon égard. La situation a, par la suite, totalement
changé, notamment avec les sorties du Voyageur
magnifique et de la Dérive des sentiments,
pour lesquels j'ai obtenu respectivement le prix des Libraires
et surtout le prix Médicis.
JLT - Quelle importance accordez-vous à ce genre de
prix ?
YS
- Le prix des libraires est intéressant car il
est extrêmement démocratique. Chaque année,
3500 libraires élisent un livre à partir d'une
sélection. Quant aux prix Médicis
JLT
-
c'est un prix de consécration ?
YS - Je ne sais pas. En revanche, c'est un prix très
commercial qui peut faire monter les ventes d'un livre de
manière exponentielle. On en est d'ailleurs aujourd'hui,
je crois, à 550 000 exemplaires vendus pour la Dérive
des sentiments.
JLT - Comment naissent vos romans ?
YS
- Petit à petit. Par cristallisation pour
reprendre un mot cher à Stendhal autour d'une
idée forte. En fait, je cherche sans chercher et, à
un moment, je ne cherche plus : j'ai trouvé. Après
m'être longuement nourri de voyages, de lectures, de
films, de la lecture des journaux, du courrier et des mails
que je reçois et bien sûr de ma vie. Cette lente
maturation constitue progressivement une matière informe,
confuse et dense. Et mes romans comme mes chansons
naissent du désir de donner forme à ce chaos
afin que les lecteurs puissent saisir ma réflexion
et mon sentiment sur les évolutions de notre monde.
JLT - Pour quelles raisons choisit-on de se diriger à
un moment donné vers un récit de deux ou trois
cents pages plutôt que vers un album de dix chansons
?
YS
- Essentiellement pour une question de forme. La forme
impose des sujets qui ne peuvent pas être les mêmes,
même si les deux parlent d'aujourd'hui. Tout dépend
également si l'on veut utiliser un instrument de musique
ou non. La chanson est par définition un genre bref,
très formaté, impliquant la concision. Elle
est presque condamnée à parler d'aujourd'hui.
Le récit, quant à lui, a un cadre formel
thématique et temporalité - plus souple. Il
y a une instantanéité dans la chanson qu'il
n'y a pas dans le roman. Pour donner une image : c'est comme
si quelqu'un décidait, un jour, de prendre un TGV et
d'écrire une chanson entre Paris et Lyon, puis, le
lendemain, de gagner Moscou à pied et d'écrire
un carnet de route.
JLT
- La Voix perdue des hommes met en scène, par
petits chapitres, des destins qui s'entrecroisent. Comment
avez-vous conduit ce roman ? L'avez-vous écrit d'un
trait ou avez-vous rédigé chaque vie séparément
avant de les mêler ensuite ?
YS
- Je l'ai conduit d'une manière linéaire,
même s'il est très fragmenté. Puis j'ai
fait un montage, entre ce que j'ai rajouté ou enlevé.
JLT
-Mais vous n'avez pas procédé par tranche de vie
: j'expose d'abord la vie d'Ismalia, puis celle de Milos, etc
?
YS
- Non. J'ai écrit au fil de la plume. Et en cours
de route, je changeais de personnage ou de décor. Je
réajustais souvent le récit, en enlevant par
exemple un chapitre ou seulement quelques paragraphes, pour
que chacun de mes personnages aient à peu près
le même temps de présence et que le lecteur n'en
perde aucun de vue. Au cinéma, il me semble plus facile
de fragmenter sa narration, parce que le spectateur garde
les visages en mémoire, reconnaît un acteur,
identifie immédiatement tel personnage. Dans le roman,
il faut toujours redonner des indications pour que le lecteur
ne soit pas trop désorienté : préciser
le métier des personnages, leur apparence vestimentaire
JLT - Il y a une scène de votre roman qui peut faire
penser au film Magnolia, de Paul Thomas Anderson. Lorsque
le personnage interprété par Tom Cruise vient
rendre visite à son père, qui est allongé
sur son lit de mort, un peu comme Rafik avec Milos.
YS - C'est vrai. La même structure fragmentée,
mêlant les destins, se retrouve dans ce film. Mais dans
Magnolia, comme dans Short Cuts [de Robert Altman],
à l'exception peut-être du policier, il n'y a
pas de personnage principal intercesseur comme Andrea, le
héros de mon roman.
JLT
- Il y en a même un autre, le narrateur qui n'est jamais
nommé
YS
- Effectivement.
JLT
- On vous sent tout de même plutôt désabusé
ou mélancolique dans votre dernier roman. Même
si certains personnages, comme Ismalia ou Lina, connaissent
quelques moments de bonheur, la tonalité du roman reste
torturée. Est-ce parce que, selon vous, notre époque
est comme ça. Votre personnage, Andrea, est-il au diapason
de cette solitude humaine ?
YS
- Il y a aujourd'hui beaucoup de solitude. Elle est d'autant
plus mal ressentie que nos villes sont de plus en plus peuplées
et que les moyens de communication n'ont jamais été
aussi importants. Il y a le téléphone, le fax,
le mail, la télévision. Et pourtant Dieu sait
qu'il y a des gens seuls ! Et à tous les âges
La plupart reçoivent des images, des informations,
des sons mais ils en émettent peu. Dans mon roman,
Andrea est un élément de communication, un confident.
J'avais imaginé un personnage qui aide les gens gratuitement,
comme les bénévoles de Médecins du monde.
Je ne voulais en aucun cas d'un psychanalyste. Et pour une
toute autre raison, je ne voulais pas non plus qu'il soit
un prêtre habituel pratiquant dans son confessionnal.
Andréa est un prêtre mais il possède un
scooter, un portable et il circule dans cette ville qui bruisse
pour recueillir des mots ou des voix.
JLT
- Vous avez un site officiel. Est-ce vous qui vous en occupez
?
YS - En partie, oui. J'alimente la rubrique "
actualité ".
JLT - Pensez-vous qu'Internet puisse rapprocher les hommes
et les femmes, de façon à ce qu'ils se sentent
plus proches et moins seuls ?
YS - Ce n'est certainement pas la panacée. Mais
Internet implique des rapports nouveaux. Un certain nombre
de personnes m'envoient par exemple des e.mails ou visitent
mon site. Quand la Voix perdue des hommes est sorti
le 24 août dernier, j'ai reçu le jour même,
c'est-à-dire presque en temps réel, des mails
de lecteurs qui me faisaient part de leur réaction.
C'est impensable avec le fax ou le téléphone,
sauf avec des amis. Avec le mail, on peut correspondre avec
des inconnus, tout en préservant sa vie privée,
sans être importuné, ni agressé. Chacun
répond ou ne répond pas. Chacun a le loisir
de raconter sa vie sans savoir si ce qu'il a écrit
sera lu ou pas. J'aime beaucoup cette façon de communiquer.
Cette instantanéité est très agréable.
JLT
- Sur votre site Internet, une page est consacrée à
vos " intentions en écrivant ce roman [La
Voix perdue des hommes]". Plus généralement,
quelles intentions avez-vous en écrivant vos romans
ou vos chansons ?
YS
- Tout simplement, tisser une trame invisible entre moi
et les autres.
JLT
- D'être une voix qui s'est trouvée en quelque
sorte ?
YS
- Oui, d'être le début d'un maillage, d'un
réseau, d'éveiller, pourquoi pas, une vocation.
Quelques personnes m'ont ainsi écrit que mes romans
leurs avait donné envie d'écrire.
JLT
- Quand écrivez-vous ?
YS
- A partir de quinze heures, environ, et jusque tard dans
la nuit. Jamais le matin. J'écris tous les jours pour
des raisons techniques, comme le skieur ou le concertiste
qui doivent s'entraîner quotidiennement pour garder
leur technicité. Je ne veux pas qu'il y ait de décalage
entre ma tête et mon ordinateur. L'entraînement
régulier est capital, même si ce que l'on écrit
ne paraît pas fondamental à chaque fois.
JLT
- Ecrivez-vous chez vous ?
YS
- Ca dépend. Je commence toujours mes romans chez
moi. Je ne sais pas pourquoi. J'ai sans doute besoin du bruissement
de Paris. Sa bande-son m'inspire. Une fois que j'ai commencé
et que je sais à peu près où je vais,
je peux écrire n'importe où, même au bout
du monde. J'ai ainsi rédigé une partie de mon
dernier roman au Brésil.
JLT
- Etes-vous quelqu'un qui comme le disait Jacques Brel "
a mal aux autres " ?
YS
- Non, ce serait un peu prétentieux de le penser.
En revanche, j'ai de la compassion, de l'empathie pour les
autres.
JLT
- La compassion pour les autres
Est-ce cela qui innerve
votre vie ?
YS
- Oui, mais ce n'est pas la seule chose. J'essaye de lutter,
quand je le peux, contre l'injustice. Par exemple, il y a
deux ans, avant de travailler sur mon disque, je suis tombé
sur un reportage télévisé parlant de
la condition des femmes afghanes. Je n'en croyais pas mes
yeux. A l'aube du 21ème siècle, voir de telles
choses ! Mais quelles réponses y apporter quand on
est écrivain ou chanteur ? J'ai alors décidé
d'écrire une chanson. Ca ne peut être que bénéfique,
même si au fond cela ne change rien. J'ai tout de même
su par des femmes afghanes exilées en Europe que leurs
amies restées là-bas avaient l'impression qu'on
ne les oubliait pas grâce à cette chanson. Une
chanson, si elle est diffusée à la radio, permet
ainsi de montrer à ceux qui sont seuls ou isolés
qu'on pense à eux.
JLT
- Qu'avez-vous ressenti par rapport aux attentats de New York
du 11 septembre 2001 ?
YS
- New York et plus globalement les Etats Unis représentaient
un sanctuaire, un refuge possible pour les autres citoyens
du monde, en cas d'événements graves. Dès
1933, de nombreux réfugiés en manteau, le col
relevé, tels qu'on peut les voir dans les reportages
de cette époque, venaient d'ailleurs par bateau s'exiler
à New York pour fuir l'Allemagne nazie. Depuis, ce
pays a accueilli des milliers de réfugiés. C'était
un pays sûr, peu concerné par l'histoire, ni
par les guerres qui se sont toujours déroulés
hors des Etats-Unis. Depuis le 11 septembre dernier, on ne
peut plus le penser. C'est un vrai changement dans notre vision
du futur.
 |
Propos
recueillis par Jean-Louis Tallon
24 octobre 2001 à la FNAC Bellecour |
(1)
Il s'agit aujourd'hui de la FEMIS, qui est l'Ecole Nationale
Supérieure des Métiers de l'Image et du Son.
(2) Les Jours en couleur et L'Homme arc-en-ciel,
tous deux publiés en 1971.
(3) Au pays des merveilles de Juliet et J'ai rêvé
New York
(4) C'est aussi le cinquième roman de Yves Simon, publié
en 1983 |