De
la littérature pour que naissent l'intelligence et la
vérité, même nue... Depuis son premier roman
l'Impureté de Dieu, Stéphane Zagdanski
est néanmoins loin de faire l'unanimité. Si certains
trouvent ses textes séduisants, d'autres trouvent l'auteur
agaçant. Jadis dans le sillage de l'Infini, Zagdanski
est devenu l'un des électrons libres du paysage littéraire
français, se plaisant à n'être jamais là
où on pourrait l'attendre, prenant à contre-pied
les thèses d'aujourd'hui, même quand il s'agit
de la plus lointaine antiquité. Venu en effet à
Lyon pour présenter dans la très classique Association
Guillaume Budé, sa conférence intitulé
"l'humour d'Homère" - sujet pour le moins audacieux
- Stéphane Zagdanski s'est prêté au jeu
des questions pour évoquer avec nous de Gaulle, le portable,
la médiatisation, la littérature, Guy Debord ou
encore la bétise grandissante de nos sociétés
contemporaines.
Delphine Chagnon - Vous rappelez-vous la première
fois où vous avez ri ou souri en lisant Homère?
Stéphane
Zagdanski - J'ai lu ses uvres en deux temps. Une première
fois vers vingt ans. Ca m'avait beaucoup plu, mais cela ne
m'avait franchement laissé aucun souvenir. Je l'ai
relu à l'époque où j'écrivais
les Intérêts du temps. Là, j'ai
été immédiatement conquis et de manière
intense. J'ai souri tout de suite et éprouvé
un plaisir immense à découvrir un style aussi
lumineux. Il m'a fallu y revenir, le relire, pour que la grâce
d'Homère m'apparaisse en pleine figure. Quelle phrase
ou quel passage ? Je ne saurais le dire précisément.
Mais les passages très sanglants m'amusent beaucoup.
C'est un peu comme dans les pièces de Shakespeare :
la tuerie générale finit par devenir comique.
DC
- A priori, ceux qui viennent assister aux conférences
de l'Association Guillaume Budé sont plutôt conservateurs.
Cela vous amuse-t-il de piquer au vif leur curiosité
avec l'idée d'un Homère humoristique qui change
du Homère sérieux et scolaire?
SZ
- Je me suis, moi-même, piqué au vif. L'un des
responsables de l'Association m'avait proposé de donner
une conférence, car il avait lu les Intérêts
du temps, où le personnage principal est passionné
de Grèce antique. Mais il m'avait déclaré
que je n'étais pas obligé de parler des grecs.
J'acceptais et lui promettais de rapidement lui communiquer
le sujet et le titre de la conférence. Pendant plusieurs
semaines, je restais, de loin en loin, en contact avec l'Association.
Chaque fois - c'était assez drôle - j'avais au
téléphone un interlocuteur différent.
On aurait dit une société secrète. Au
fil du temps, j'avais de plus en plus envie de parler d'Homère.
Les semaines et les mois ont passé mais je tardais
à le leurs faire savoir. Le responsable de l'association
Guillaume Budé m'a alors, un jour, pressé de
trouver un titre car ils devaient l'annoncer dans leur programme.
Je lui ai alors répondu du tac au tac : "l'humour
d'Homère" pour l'allitération. La formule
" l'humour d'Homère " est un jeu de mot.
Comme quoi, il faut toujours faire confiance aux jeux de mots
: ils sont porteurs de sens. Puis, il m'a fallu me mettre
au travail et relever le défi que je venais de me lancer.
Personne n'avait rien dit sur l'humour d'Homère. Rien.
J'ai consulté sur Internet le site de la Bibliothèque
du Centre Pompidou, à Paris, et j'ai obtenu la liste
d'une cinquantaine d'ouvrages sur Homère. Mais aucun
ne traitait la question de l'humour ou du rire dans l'Iliade
et l'Odyssée.
Jean-Louis Tallon - Michel Casevitz l'a fait, je crois,
à propos de l'épisode du chant IX, avec Polyphème
(1).
SZ
- Ah ? Je ne l'ai pas trouvé. C'est amusant. Il y avait
des ouvrages portant sur
" les larmes ", " la souffrance " ou encore
" la douleur chez Homère ". Ca va donc contredire
mes propos mais tant mieux ! Néanmoins, globalement,
concernant Homère, "l'esprit de sérieux"
prévaut. Et pourtant, selon moi, c'est un auteur très
drôle. L'humour ne se résume pas à la
drôlerie ni au comique. Certes, vous avez les passages
sur Polyphème, celui des amours d'Aphrodite et d'Arès,
pris dans le filet et surpris par Héphaïstos,
ou encore d'autres passages assez comiques, mais, selon moi,
l'humour d'Homère correspondrait plutôt à
une "pensée du sourire", une pensée
du mot d'esprit, de la transmission. On ne fait pas d'humour
ni de jeux de mots pour soi mais pour provoquer un sourire
sur le visage.
DC
- Vous êtes-vous posé les mêmes questions
à propos d'autres auteurs antiques ?
SZ
- Homère est, je crois, le plus humoristique. Il y
a bien sûr Aristophane et consorts. Leurs uvres
sont plus drôles qu'Hésiode, Sophocle, Eschyle
ou Euripide qui sont des tragiques. Homère a quelque
chose de particulier. Homère a véritablement
de l'humour. Il a un sourire intérieur.
DC
- Vous êtes-vous intéressé à des
parodies comme celle des Aventures de Télémaque
de Fénelon, par exemple ?
SZ
- Non. Ou alors à la grande parodie attribuée
à Homère : la bataille des rats et des souris,
la Batrachomyomachie. On peut déceler, dans l'Iliade
ou dans l'Odyssée, des aspects parodiques, mais
ils fonctionnent de façon compliquée.
DC
- La littérature antique est-elle pour vous une grande
source d'inspiration ?
SZ
- Toute la " grande littérature " est une
source d'inspiration : Homère, Hésiode, pour
les Grecs ; la Bible, pour le judéo-christianisme
; cela va jusqu'à Nabokov. Pour moi, il n'y a pas de
hiérarchie. Selon Proust, depuis Homère, les
écrivains n'auraient pas vraiment beaucoup avancé
et écriraient toujours les mêmes choses. Comme
si un écrivain devait reprendre et recommencer la littérature
depuis le début. C'est assez vrai et cela aurait tendance
à signifier que tous les écrivains n'en sont
qu'un seul.
JLT
- Quels écrivains vous ont-ils tout de même réellement
influencé ?
SZ
- Je peux vous en citer cinquante. Il n'y en a pas un plutôt
qu'un autre qui m'ait incité à écrire.
Je ne peux pas dire qu'entre Shakespeare, Saint-Simon, Faulkner
- dont je suis en train de finir la lecture de l'uvre
- ou Balzac - que je suis en train de découvrir - l'un
m'ait plus marqué que l'autre. C'est impossible à
quantifier. La posture de l'Ecrivain avec un grand "
E ", c'est une manière de voir le monde ou une
manière d'être vis-à-vis du monde. Je
retrouve cela chez tous les écrivains, y compris chez
Homère, alors que ce dernier est très éloigné
de nous. Je considère les écrivains comme tels.
Ce n'est pas non plus une question de goût. L'un ne
me plaît pas plus qu'un autre : ils me plaisent tous.
Ce n'est pas une communion mais plutôt une complicité
de fond avec toute grande écriture. Chaque écriture
m'apprend de nouvelles choses sur moi-même et l'écriture
ou explore un aspect différent de la réalité.
Mais cela ne veut pas dire qu'elles se répètent,
ni qu'elles soient équivalentes. Il y a une complicité
ultime et radicale avec une grande écriture. Je passe
mon temps à essayer de m'expliquer à moi-même,
en écrivant des romans ou des essais, ce que représente
pour moi cette complicité.
JLT
- Auriez-vous aimé participer à l'aventure de
Tel Quel ?
SZ
- Non. C'était une aventure collective. Aujourd'hui,
d'autres avant-gardes, plus ou moins équivalentes,
existent mais elles sont moins connues qu'à l'époque
car tout est englouti par le Spectacle. Je pourrais y participer.
Cela dit, je suis un solitaire et préfère répondre
de mes propres choix.
JLT
- Vous collaborez pourtant de temps en temps à L'Infini...
SZ
- Oui, mais moins maintenant. J'écris, de temps en
temps, quelques articles dans l'Infini. Certains de
mes essais ou de mes romans ont été publiés
par Sollers dans l'Infini. Cela dit, l'Infini ne renvoie
pas à une aventure collective. Ce n'est pas Tel quel.
Certains amis sont publiés dans l'Infini. Ils
ont des sympathies communes. Ils aiment la littérature
et sont en règle générale cultivés
ce n'est pas vrai de tous les jeunes écrivains aujourd'hui.
Jadis, l'aventure de Tel Quel ne m'aurait pas convaincu. Je
préfère a posteriori l'aventure des Situationnistes.
Cela ne veut pas pour autant dire que, si j'avais vécu
à cette époque-là, j'y aurais participé.
Peut-être aurais-je été simplement un
complice intellectuel. Mais je préfère le Situationnisme
à Tel Quel, qui était maoïste stalinien
ou stalinien aux yeux bridés. Ce versant politique
de Tel quel ne me correspond pas. Il est même à
certains égards très condamnable.
JLT
- Pourquoi écrivez-vous que le téléphone
portable est " un gadget grotesque " ?
SZ
- Vous faîtes référence à mon dernier
roman. Mais j'en ai dit du mal dans plusieurs autres livres.
JLT
- Pensez-vous vraiment que l'usage du portable soit aussi
condamnable que cela ?
SZ
- En fait, j'aime plaisanter sur ce phénomène.
Il ne faut pas prendre chaque déclaration pour des
condamnations vraiment radicales. Je pourrais tout aussi bien
dire du mal des TGV. Il arrive que mes phrases aient une tonalité
ironique. Cela dit, pour moi, tout objet contemporain est
une forme d'idéologie réifiée. Et le
portable ne fait pas exception. Il n'y a pas de hasard. L'invention
de ces outils ont été soutenues par des volontés
industrielles et des idéologies.
JLT
- Celles de l'argent ?
SZ
- Oui, mais pas seulement. Il y a une volonté de démultiplier
la communication entre les personnes. Nous vivons une ère
d'immense communication, de communicabilité absolue,
qui est, selon moi, le contraire de la littérature,
du repli sur soi qu'exige la littérature.
DC
- Trop de message tue le message ?
SZ
- Voilà. Il n'y a plus de sens. Tout le monde téléphone
dans la rue et à voix haute : la situation devient
grotesque. Vous entendez une femme rompre avec son mari. Vous
êtes gêné pour elle... Ou alors, on a les
discours suivants : " Oui, alors, oui, ça va,
je suis là, oui, et t'es où toi ? " Beaucoup
se sont inspirés de tels faits pour écrire des
sketches. Ca prouve bien qu'il y a matière à
rire. Avec le portable, il ne se dit rien. Par ailleurs, à
cause du portable, une certaine idéologie de la surveillance
se met progressivement en place. Aujourd'hui, n'importe qui
peut savoir où vous êtes. J'avais déjà
écrit, il y a quelques temps, un court texte sur les
portables, que j'ai repris, je crois, dans les Intérêts
du temps. C'était en 95. J'écrivais que
Robinson Crusoé ne pourrait plus s'isoler sur une île
déserte. On lui aurait greffé une balise Argos
ou un truc dans ce genre ! Toutefois, mon extrémisme
est tout relatif. Il y a dans mes propos une certaine ironie
et une certaine distance. Ma femme a un portable. Je l'utilise
aussi. Je suis même content de pouvoir l'appeler n'importe
où. Et de fait, pour les relations amoureuses ou adultérines,
le portable aide. On peut donc toujours retourner l'invention
contre l'ennemi.
JLT
- Philippe Sollers a soutenu la démarche de Catherine
Millet, à propos de la Vie sexuelle de Catherine
M. Pas vous. Comme on a pu le lire dans l'article que
vous aviez publié dans le Nouvel Observateur
SZ
- Le texte auquel vous faîtes référence
ne lui était pas entièrement consacré.
Je l'évoquais car, dans le même numéro,
la rédaction avait réalisé un dossier
autour du livre de Catherine Millet. Je n'avais pas au départ
l'intention d'en parler, mais le Nouvel observateur
m'a demandé d'en dire un mot
JLT
- Sollers s'est-il trompé en soutenant le livre de
Catherine Millet ?
SZ
- Non, pas du tout. Chacun fait ses choix. Je n'ai même
pas lu le livre. J'aurais donc du mal à vraiment le
critiquer. En critiquant Catherine Millet, j'ai surtout voulu
me moquer de la froideur esthétique que peut revêtir
la pornographie absolue. Comme dans la communication, on expose
d'autant plus les choses qu'elles n'ont plus aucune importance.
Le cas de Catherine Millet m'a également amusé
car elle est directrice d'Art Press. Elle est donc
très impliquée dans l'art contemporain, où,
me semble-t-il, il n'y a rien de très sensuel aujourd'hui.
Notamment, si on le compare à Picasso, à Matisse
et aux très grands peintres de la deuxième moitié
du vingtième siècle. Catherine Millet est par
ailleurs une grande spécialiste d'Yves Klein et, selon
moi, Yves Klein est à vomir de bêtise. Je suis
assez sévère avec le charlatanisme en art contemporain.
Mon article voulait enfin ironiser, se moquer de la Catherine
Millet
" commissaire d'exposition ". Pourquoi les passionnés
d'art ne parviennent-ils pas à trouver un autre titre
que " commissaire d'exposition " ? Mais il faudrait
lire la Vie sexuelle de Catherine M. sur le fond et
étudier les phrases de près. Cela dit, je ne
risque pas de le faire de sitôt. Ce ne sont pas, a
priori, des lectures qui me plaisent. Je n'ai pas le temps.
Je préfère lire Homère. Mon article ne
se voulait pas une pétition de principe contre Catherine
Millet. Je voulais me moquer de l'influence grandissante du
cinéma porno, esthétiquement pauvre, sur la
littérature contemporaine.
DC
- N'êtes-vous pas un écrivain de la pointe, de
la formule plutôt qu'un écrivain de la narration
?
JLT
- Sentez-vous, quand vous écrivez, que vous êtes
moins à l'aise dans la narration ?
SZ
- Franchement non. Quand j'écris un roman, j'ai un
objectif précis. Quand j'ai écrit Pauvre
de Gaulle !, j'avais un but précis. Même
chose pour Noire est la beauté. Ensuite, l'important
est de savoir si le but que je m'étais fixé
a été atteint. En règle générale,
si la réponse est oui, je donne le livre à imprimer.
Sinon, il faut poursuivre le travail : refaire, réécrire,
retravailler. Mais mon objectif peut ne pas être directement
perçu par le lecteur. Cela ne signifie pas qu'il n'y
est pas. La plupart de mes livres sont souvent critiqués
pour leur style. Il y aurait trop d'adjectifs, trop de ceci,
de cela... Condamner la trop forte présence d'adjectifs,
c'est faire référence aux vieilles disputes
qui éclatèrent du temps de Valéry ou
même de Voltaire. Selon eux, il fallait écrire
avec plus de verbes et moins d'adjectifs. L'Université
et l'école reprennent en cur le même refrain.
Mes professeurs n'arrêtaient pas de le rabâcher.
Mais chez Saint-Simon, il y a cinquante adjectifs pour un
verbe ! C'est fabuleux ! Moi, j'adore ça. Les journalistes
me reprochent d'utiliser beaucoup d'adjectifs dans mes livres
parce qu'ils ne savent pas quoi dire d'autre. Et puis il faut
jouer " cartes sur table ". On peut critiquer le
style d'un autre si on le surclasse dans un style plus éblouissant.
Les articles qui condamnent ce que j'écris ne le font
jamais dans un style qui me plaise mieux ou qui me semble
supérieur à mon propre style. Par ailleurs,
les vieux contentieux entre journalistes et critiques littéraires,
d'un côté, et écrivains, de l'autre, ne
datent pas d'aujourd'hui. Ils datent même... d'Homère
! On lui reprochait le merveilleux homérique, qui,
soi-disant, ne cadrait pas avec la réalité.
Horace disait qu'il arrivait à Homère de s'endormir.
Les critiques littéraires, depuis des millénaires,
tiennent tous les mêmes discours. Je n'en tiens absolument
pas compte. J'attends de trouver un écrivain qui soit
en mesure de me donner des leçons et me les donne.
En règle générale, ceux qui sont en mesure
d'en donner ne le font pas. Pour ma part, je ne donne jamais
de leçon à un écrivain, ni lui suggère
d'écrire comme ceci ou cela. Ca n'a pas de sens. L'écriture
vient de l'intérieur de soi. On exprime sur la page
sa propre personnalité. Après, chacun sa personnalité
! C'est comme si vous disiez à quelqu'un : " Vous
ne devriez pas être brune, mais rousse ". Le style
de l'écrivain, c'est vraiment la couleur de sa peau.
C'est ce dont j'ai voulu parler dans Noire est la beauté
: de noir et de blanc, de couple mixte... L'amour, l'écriture,
ce sont des histoires de style finalement.
JLT
- Dans les Intérêts du temps, vous racontez
l'histoire d'un écrivain en train d'écrire un
livre.
SZ
- C'est cela. Il n'appelle pas cela un livre mais un agenda.
JLT
- N'est-ce pas un thème trop récurrent dans
la littérature française ? Cela veut-il dire
qu'on n'arrive pas à se débarrasser de Proust,
qu'on manque d'imagination ou que ce type d'histoire est plus
pratique ?
SZ
- Non. D'abord, ce type d'histoire où l'auteur est
mis en scène à l'intérieur même
de son propre roman ne commence pas seulement avec Proust.
Il est aussi chez Céline, mais bien avant chez Cervantès.
Et bien d'autres avant lui
Le manuscrit de Don Quichotte
apparaît dans Don Quichotte. Les uvres
de Cervantès apparaissent dans la bibliothèque
de Don Quichotte. Ce type d'histoires vient donc d'assez loin
et parcourt l'ensemble du roman européen. J'ai utilisé
ce type d'histoire dans les Intérêts du temps
parce que je m'étais fixé une nouvelle fois
un but et ce type d'histoire est ici nécessaire. Le
narrateur devait être écrivain ou conscient des
enjeux de l'écriture. Ce n'était donc pas par
impotence ou manque d'imagination. J'aurais très bien
pu raconter autre chose. Dans ce roman-là, j'ai voulu
décrire la lutte d'un individu, nourri de littérature,
contre le journalisme. Il est tout d'abord employé
dans un journal. Pour lui, écrire reste quasiment sacré.
Mais il n'aime pas la manière dont les journalistes
utilisent le verbe : comme des esclaves de l'image, tout en
se proclamant écrivains. Mais la détestation
des journalistes ne date pas d'hier. Je n'ai fait que suivre
une tradition gigantesque que l'on aurait tendance à
l'oublier.
JLT
- Quels souvenirs gardez-vous de votre expérience comme
gardien de nuit dans les hôtels ?
SZ
- Des insomnies et des rêves surprenants. J'y ai écrit
aussi, mais très rarement. Travailler la nuit fatigue
tout de même un peu
J'ai également rencontré
des personnages assez intéressants, humainement parlant,
mais j'aurais très bien pu les rencontrer ailleurs.
J'ai tout de même réussi à écrire
le chapitre sur Nietzsche, dans l'Impureté de Dieu.
Je l'ai très précisément marqué
du tampon de l'hôtel. Je voulais avoir la preuve que
je l'avais bien écrit là-bas et m'en souvenir
plus tard. Et vous le voyez, ça a marché.
JLT
- Selon vous, la " dèche " est vraiment le
kérosène de l'écrivain ?
SZ
- Non, j'ai dit cela par dépit. En fait, à l'époque,
je n'avais pas tellement le choix. Cela dit, celui qui est
vraiment fou d'écriture ne va pas passer son temps
à se lamenter de ne pas être richissime. On ne
choisit pas d'être écrivain pour gagner beaucoup
d'argent.
JLT
- En même temps, il n'est pas faux de dire qu'être
trop bien installé ne pousse pas à écrire.
SZ
- Si l'on est très bien installé et que l'on
n'écrit pas, c'est que l'on n'est pas fait pour ça.
Et vice versa. L'envie d'être écrivain ou non
ne dépend pas de votre situation financière,
mais d'une nécessité. Par rapport à l'époque
où j'écrivais les Intérêts du temps,
j'ai aujourd'hui une vie un peu plus confortable, même
si c'est très relatif. Je n'en écris pas moins.
Pour moi, rien n'a changé. Et puis, la " dèche
", ce n'est pas très agréable. C'est amusant
à vingt ans.
JLT
- Vous savez ce que disait Jules Vallès : " Tous
ceux qui [ont été], nourris de grec et
de latin, sont morts de faim " [rires]
SZ
- Pour ma part, j'ai aussi la manne hébraïque,
la manne miraculeuse. Je ne mourrai donc jamais de faim.
JLT
- Pourquoi avez-vous voulu déboulonner de Gaulle ?
Il n'y avait personne
d'autre ? N'était-ce pas un peu facile ?
SZ
- Si cela avait été le cas, je n'aurais pas
été le seul à le faire. Depuis qu'il
est mort, personne ne l'a fait.
JLT
- Etait-ce pour répondre au De Gaulle, où
es-tu ? de André Glucksman ?
SZ
- Non. Comme Gluksmann, ceux qui étaient à gauche
en 1968 et qui faisaient partie des opposants historiques
à de Gaulle, en sont devenus des thuriféraires
: Max Gallo, André Gluksman, Régis Debray, Daniel
Rondeau... La liste est encore longue. Gluksmann, était
maoïste en 1968 ! Non, écrire Pauvre De Gaulle
! m'a permis de parler de la France et la mettre en perspective.
On ne peut rien comprendre à la France de l'an 2000
sans remonter au début du vingtième siècle,
à la Première Guerre Mondiale, voire à
l'affaire Dreyfus, etc
J'avais besoin d'un fil rouge,
d'une armature, qui " traverse " tout le siècle
et incarne la France. Si vous m'en trouvez un autre que de
Gaulle, vous me le dîtes. Pour ma part, je n'ai pas
trouvé mieux.
JLT
- Ce ne pouvait pas être Mitterrand
SZ
- Mitterrand vient bien après. J'en parle beaucoup
dans mon livre. Mitterrand était d'abord beaucoup plus
jeune. Il naît pendant la Première Guerre Mondiale.
Et il intervient politiquement parlant pour la première
fois avec la francisque et Pétain. Mais Mitterrand
est dans l'ombre de de Gaulle. Il est un des ses avatars.
Il est son successeur, mais le mot est important. Si j'avais
décidé de parler de Mitterrand, je n'aurais
pas pu évoquer la Première Guerre Mondiale.
De Gaulle l'a vécue. Ecrire sur de Gaulle m'a même
permis de parler de ses grands-parents, de sa grand-mère
écrivain qui clôt le dix-neuvième siècle.
Quand de Gaulle est mort en 70, j'étais un gamin. Mais
cela me permettait néanmoins d'être un relais
pour analyser ce qui s'est passé entre 1970 et aujourd'hui.
Et seule la figure de de Gaulle pouvait m'y aider. Sans cela,
je n'aurais jamais écrit sur lui. Parler de la France
m'intéresse. Parler de de Gaulle en tant que tel, non.
JLT
- Avez-vous regretté de ne pas avoir fait 68 comme
certains, de vous être retrouvé dans une période
sans grand intellectuel - Sartre meurt en 1980 - où
s'affirment les débuts de la médiatisation généralisée.
Cela explique-t-il votre attitude ?
SZ
- Un peu. Mais je n'ai pas regretté de ne pas avoir
participé à ces époques-là. Elles
avaient aussi leurs défauts. Penseurs et intellectuels
étaient chapeautés par le marxisme. Aucun penseur
n'était vraiment original, à l'exception de
Debord. Aujourd'hui, il y a beaucoup d'agitation. Cela dit,
vivre aujourd'hui dans cet océan gigantesque de bêtise
a des avantages et des inconvénients.
JLT
- Cette bêtise est-elle essentiellement véhiculée
par la télévision ?
SZ
- Elle l'est généralement par la société
dans son ensemble. La société veut en finir
avec la subversion. On s'arrange d'ailleurs pour que les gens
n'aient plus envie de lire. Ceux qui devraient être
intelligents, comme les agrégés ou les normaliens,
sont d'une platitude extraordinaire. J'ai essayé d'aller
faire des recherches à la Bibliothèque de Beaubourg,
à Paris. C'est gratuit. Mais maintenant, à cause
des attentats du 11 septembre, tous les sacs sont fouillés
à l'entrée. Vous devez donc faire une queue
de deux heures avant de pouvoir entrer, quelle que soit l'heure.
Autrefois, il y a dix ou même cinq ans, les heures de
pointe étaient connues. Aujourd'hui, il y a tout le
temps du monde. Ce n'est pas complètement involontaire
de la part des organisateurs. Il font en sorte que l'accès
à la bibliothèque, à la culture, soit
restreint. Même si ce n'est pas conscient, c'est le
signe que la société va vers plus d'abrutissement.
JLT
- Les journalistes ont regretté la mort de Bourdieu
en le qualifiant de " grand intellectuel " alors
que lui ne les souffrait pas
SZ
- Ils tiennent ce genre de discours dès qu'un type
de plus de soixante ans meurt. Il n'empêche : même
si je la connaissais mal, l'uvre de Bourdieu est capitale.
Depuis la mort de Lacan, de Barthes, de Sartre, il n'y a plus
de grands intellectuels ! Sollers est l'un des derniers. Il
est l'une des dernières personnes fines et cultivées,
qui ait une pensée cohérente sur le monde. Sollers
a une vision globale et lucide de la société
et de notre époque. Il n'y en a pas beaucoup comme
lui. Parmi les jeunes, je ne sais pas. Je peux discuter sérieusement
avec quelques amis. Mais ils ne sont pas pléthores.
JLT
- Michel Houellebecq ?
SZ
- Non. D'abord, ce n'est pas un ami et je ne crois pas qu'on
puisse discuter de grand chose avec Houellebecq. Il a une
vision aveugle de notre société. Il n'y a, chez
lui, aucune distance. Il décrit l'époque comme
on appuierait sur une caméra vidéo, pour aller
filmer la Thaïlande, par exemple. Mais, selon moi, l'écrivain
n'est pas à plaindre. Il a ses armes. Tant qu'on peut
continuer d'écrire, on peut répondre à
la société. C'est un grand avantage. L'écrivain,
même isolé, peut combattre l'ensemble de son
époque et la bêtise ambiante, qui fait partie
des plans de l'Adversaire, comme dirait Sollers.
JLT
- Pensez-vous qu'on puisse se sortir de cette bêtise
?
SZ
- Individuellement, oui. Collectivement, non. Tout d'abord,
il faut lire. Pour sortir de la bêtise, il faut se forger
une muraille d'intelligence, en lisant et en méditant
énormément et en transformant cette intelligence
en arme. Pour moi, ce sont des livres. Mais une vie réussie
peut être une arme aussi. Il faut se sortir des slogans
et de la propagande pseudo culturelle qui peut se prétendre
très cultivée, de
cette sous-pensée journalistique qui se voudrait une
grande explication du monde. Face aux grandes explications
philosophiques, aux grandes pensées religieuses, littéraires
ou théologiques, ce discours journalistique ne représente
rien. Il faut donc revenir à ce qu'il y a de mieux
dans l'histoire des hommes et des arts. Grâce à
Dieu, notre époque le permet facilement. Nous ne sommes
donc pas si à plaindre, même si nous sommes les
seuls à être heureux. Le problème est
bien là : on se retrouve tout seul. C'est une caractéristique
de notre époque.
 |
Propos
recueillis par Delphine Chagnon & Jean-Louis Tallon
Lyon - Janvier 2002 |
(1)
Lhumour
dHomère. Ulysse et Polyphème au chant 9
de lOdyssée, de Michel Casevitz, Études
homériques, séminaire de recherche sous la dir.
de Casevitz Michel : Trav. de la Maison de lOrient Nr.
17 Lyon Maison de lOrient méditerranéen
& Paris de Boccard 1989 106 p. 55-58. |